Cet article est inspiré par les débats qu’ont eu récemment chercheurs et cliniciens sur le sujet des personnes à haut QI[1] (HQI/HPI/surdoués)[2], mais a en fait une portée plus générale. Sur le HQI comme sur d’autres sujets relatifs à la santé, les chercheurs qui s’expriment publiquement sont parfois accusés de se mêler de ce qui ne les regarde pas, voire d’être hors de leur domaine de compétence, puisqu’ils n’ont pas l’expérience clinique[3]. C’est une curieuse manière de concevoir les champs de compétence.

Personnellement, je ne me suis jamais exprimé sur les pratiques des cliniciens avec les personnes HQI, et je ne le ferai pas. Je ne les connais pas, je ne connais pas non plus de littérature scientifique à ce sujet[4], et je n’ai donc rien à en dire[5]. Je me cantonne strictement à mon domaine de compétence, qui est la connaissance scientifique, dans les domaines que j’étudie ou dont je connais la littérature scientifique.

A l’inverse, lorsque des cliniciens s’expriment en public pour dire des généralités, que ce soit sur les caractéristiques d’une certaine catégorie de population, sur les causes de ces caractéristiques, ou sur l’efficacité de certaines pratiques ou certains traitements, alors ils se situent sur le terrain de la science, qu’ils le veuillent ou non. Car c’est ce qui distingue la science de l’anecdote, c’est la capacité à établir et énoncer des faits qui ont une validité plus générale que les simples cas particuliers.

Si un clinicien relate son expérience clinique, en précisant bien que ce n’est que son expérience clinique, il est sur le terrain de la clinique. S’il va au-delà de son expérience clinique pour dire des généralités, il est sur le terrain de la science, et il est alors de sa responsabilité de s’assurer que ce qu’il dit n’est pas juste une généralisation hâtive de son expérience clinique, mais reflète l’état actuel des connaissances sur le sujet[6]. Il doit donc impérativement se référer à la littérature scientifique internationale sur le sujet. Dans le cas des médecins, cette exigence est même inscrite dans leur code de déontologie, et est donc une obligation légale[7],[8]. Preuve s’il en est, qu’il n’est pas anodin de s’exprimer publiquement dans le domaine de la santé, car cela a des conséquences sur la santé des gens. L’exigence de ne faire état que de connaissances scientifiques à jour est donc parfaitement légitime.

Par ailleurs, du fait que le HQI n’est pas une pathologie, la nécessaire prudence qui s’impose au clinicien qui s’exprime publiquement est particulièrement cruciale sur ce sujet, plus que sur tout autre. De manière générale, la plupart des gens qui ont une pathologie consultent un clinicien approprié pour cette pathologie. Par conséquent, on peut considérer que la plupart des cliniciens qui reçoivent régulièrement des personnes avec une pathologie donnée en ont une perception à peu près fidèle et représentative. Pas nécessairement totalement, car tout clinicien peut avoir des biais de recrutement. Par exemple, les services hospitaliers recevront en moyenne des pathologies plus sévères que les praticiens libéraux ; certains cliniciens ayant une expertise spécifique reconnue peuvent attirer plus particulièrement des patients ayant un certain profil. Par conséquent, même dans le domaine de la pathologie, il est important que le clinicien qui dit des généralités publiquement s’assure que ce que lui suggère son expérience clinique est bien en phase avec les connaissances scientifiques actuelles.

Mais la plupart des personnes à HQI n’ont pas de problème qui justifie la consultation d’un psychologue ou d’un psychiatre. Par conséquent, dans ce cas très particulier, l’expérience des cliniciens est extrêmement biaisée en faveur des HQI qui ont de bonnes raisons de consulter, et ignore totalement la majorité des HQI qui ne consultent pas[9]. Autrement dit, les cliniciens qui ne se basent que sur leur expérience clinique ont une vision totalement déformée de ce qu’est le HQI. S’ils énoncent des généralités sur le HQI à partir de leur expérience clinique, ils courent un risque particulièrement élevé d’énoncer des affirmations objectivement fausses. Typiquement, ils vont avoir tendance à penser que les HQI ont généralement divers troubles et problèmes, qui sont bien sûr ceux qui les ont conduits à consulter. Les cliniciens du HQI doivent donc être particulièrement prudents sur ce qu’ils disent en public, et vérifier plutôt deux fois qu’une la littérature scientifique sur le HQI avant de dire quoi que ce soit qui pourrait être interprété comme s’appliquant au HQI en général (plutôt que seulement à ceux qui consultent).

Pour finir, si un clinicien (ou toute autre personne) énonce publiquement des généralités qui sont en contradiction avec l’état des connaissances scientifiques, il est sur le terrain de la science, et il est parfaitement légitime de vouloir rétablir la bonne information du public en démentant et en rectifiant ces affirmations, données scientifiques à l’appui. Si les chercheurs compétents dans le domaine ne le font pas, qui le fera ? Ces épisodes peuvent être désagréables pour les intéressés, mais la démarche reste indispensable, sauf à considérer que la qualité de l’information du public n’a aucune importance. [10]

Pour les cliniciens qui s’agacent d’être contredits publiquement par des chercheurs, il existe un remède simple. Il suffit de vérifier systématiquement si les généralités qu’ils veulent énoncer sont compatibles avec le consensus scientifique actuel, et dans le cas contraire, de s’abstenir de s’exprimer publiquement. Les chercheurs, eux, s’abstiennent bien d’essayer de soigner les patients des cliniciens. Rien n’oblige les cliniciens à venir sur le terrain de la science et à essayer de dire ce qu’est l’état des connaissances[11].


[1] Quotient intellectuel : échelle de mesure de l’intelligence générale. Cf. La course au QI.

[2] Cf. l’article précédent pour un aperçu des débats.

[3] Par clinique, j’entends toute pratique de soin, et par clinicien, tout professionnel du soin, incluant les médecins, les psychologues, les orthophonistes, les psychomotriciens et bien d’autres.

[4] Et pour cause, le HQI n’étant pas une pathologie, il ne peut y avoir de pratique de soin spécifique au HQI. Il y a des pratiques de soin pour les pathologies que peuvent avoir certaines personnes avec HQI.

[5] D’aucuns objecteront : pourquoi donc est-ce que je mêle de psychanalyse, si je n’ai pas de compétence clinique ? Parce que sur le sujet des psychothérapies, il existe un corpus de connaissances scientifique considérable, que je connais, et avec lequel la pratique psychanalytique d’usage courant en France est en décalage.

[6] Parfois, les cliniciens sont interrogés par des médias sur leurs expériences cliniques, et se gardent d’énoncer des généralités. Mais même dans ces cas, les médias ont souvent la fâcheuse habitude de faire passer quelques anecdotes pour des cas généraux et représentatifs.

[7] Article 13 (article R.4127-13 du code de la santé publique) : Lorsque le médecin participe à une action d’information du public de caractère éducatif et sanitaire, quel qu’en soit le moyen de diffusion, il doit ne faire état que de données confirmées, faire preuve de prudence et avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public.

Le conseil de l’ordre des médecins fait appliquer cette disposition avec l’efficacité qu’on sait. Par ailleurs ne s’appliquant qu’aux médecins, elle laisse libre de dire n’importe quoi tous les autres professionnels et non-professionnels, quels que soient leurs diplômes ou leur absence de diplômes.

[8] Le code de déontologie des psychologues, lui, n’a pas de valeur légale, et est plutôt moins clair sur l’exigence de se référer à l’état actuel des connaissances. Et pour cause, la profession est trop divisée en différentes approches incompatibles pour pouvoir se mettre d’accord sur ce qui constitue l’état des connaissances. Articles 32, 33 : http://www.codededeontologiedespsychologues.fr/LE-CODE.html.

[9] C’est le fameux biais d’échantillonage expliqué dans notre article La pseudoscience des surdoués.

[10] Même si l’on peut se désoler qu’il ne s’agit généralement qu’une goutte d’eau dans l’océan de fausses nouvelles scientifiques que déversent les médias chaque semaine. Cf. la tribune « No fake science ». Sur le sujet du HQI, il suffit pour mesurer le phénomène de compter, pour un article qui tente de rétablir les connaissances scientifiques (la pseudoscience des surdoués), le nombre astronomique d’articles dans les médias qui diffusent des fausses informations (pour un aperçu, cf. le florilège en fin du même article).

[11] Bien sûr, les médias viennent constamment interroger les cliniciens sur les pathologies. Bien souvent, parce que les journalistes croient à tort que les cliniciens ont forcément des connaissances à jour sur ces pathologies. Mais peu importe ce que croient les journalises, il est toujours possible de refuser une interview. Les chercheurs le font régulièrement, dès que le sujet proposé est hors de leur champ de compétence. Il est de la responsabilité des cliniciens de le faire aussi, à chaque fois qu’ils ne sont pas à jour des connaissances scientifiques sur le sujet.