Nous sommes tous différents. Cela saute aux yeux si l’on considère notre apparence physique : taille, corpulence, pigmentation, physionomie. Mais ce qui est vrai de notre corps l’est tout autant de la structure de notre cerveau, de son fonctionnement, et du produit de son fonctionnement : notre personnalité, nos performances cognitives, notre comportement, notre ressenti, tous ces paramètres diffèrent d’un individu à l’autre.

En même temps, nous sommes tous similaires : nos corps ont tous la même architecture, les mêmes organes. Et nous disposons aussi des mêmes fonctions cognitives, de la même gamme d’émotions, de motivations et de sources primaires de plaisir et de douleur.

C’est ce que cela signifie de tous appartenir à une même espèce : nous sommes le fruit de la descendance avec modification (Darwin, 1859), et par conséquent nous sommes tous similaires dans notre diversité. Chaque être humain est une variation sur le thème qui définit notre espèce, parmi une infinité de variations possibles. Ce thème n’est lui-même pas figé : il évolue au fil du temps, au gré de la sélection naturelle de certaines de ces variations.

Comprendre ce qui fait de chacun de nous à la fois un être humain comme les autres, et un être unique différent de tous les autres, est une des plus grandes aventures scientifiques qui soit. Dans les grandes lignes, la diversité humaine résulte de la diversité génétique (constamment renouvelée par la reproduction sexuée et les mutations aléatoires), de la diversité des environnements dans lesquels nous grandissons et nous vivons (et que nous modifions aussi constamment), et des interactions complexes entre facteurs génétiques et environnementaux (Figure 1).

Figure 1. Les différents niveaux de diversité de l’espèce humaine.

Comprendre les causes de la diversité humaine est aussi un enjeu considérable pour venir en aide à ceux d’entre nous dont la différence dans certains aspects de leur fonctionnement franchit un seuil que l’on peut qualifier de pathologique, ou d’anormal.

Mais qu’est-ce que la pathologie ? la maladie ? la santé ? la normalité ? l’anormalité ?

Norme et anormalité

Quelle que soit la caractéristique humaine que l’on considère, sa diversité se caractérise par une distribution : souvent gaussienne ou presque (Figure 2), mais pas toujours (Figure 3).

Figure 2 : distribution gaussienne, qui est une bonne approximation de la distribution des tailles, des poids, des tensions artérielles, des performances cognitives, et de bien d’autres caractéristiques humaines.
Figure 3 : représentation schématique de la distribution des orientations sexuelles observées chez les hommes et chez les femmes, sur l’échelle de Kinsey (Bramble et al., 2018)[1].

Cette distribution définit une norme, au sens statistique du terme. Être normal, c’est être proche du mode de la distribution, là où se situent la majorité des gens. Etre anormal (hors-norme), c’est se situer aux extrêmes de la distribution.

L’anormalité n’a donc pas nécessairement le sens péjoratif qu’on lui attribue souvent, mais fait avant tout référence à une certaine distance par rapport à la moyenne, et à une relative rareté au sein de l’espèce. De même, le fait d’observer une norme statistique n’implique pas de l’utiliser de manière normative, c’est-à-dire d’imposer son mode à tous comme une caractéristique désirable ou impérative.

La déviation par rapport à une norme n’est pas nécessairement un problème en soi. Au sein de toutes les distributions de caractéristiques humaines, certains extrêmes posent problème, d’autres pas. Pour la tension artérielle, la taille, le poids, et la plupart des caractéristiques biologiques, les deux extrêmes sont moins optimaux que la moyenne. Il en est de même pour les mesures de l’humeur, des traits de personnalité, de l’expression des émotions… En revanche, pour les dimensions qui relèvent de la performance, comme les capacités cognitives et leur synthèse sous forme de quotient intellectuel[2], ou la performance musculaire et athlétique, un extrême de la distribution est, sinon préférable à l’autre, en tous cas moins associé avec divers pathologies et symptômes cliniques[3].

Troubles, maladies et pathologies

Tout déviation par rapport à une norme n’est pas nécessairement un trouble ou une maladie. Ainsi, le DSM-5 (manuel statistique et diagnostique de l’académie américaine de psychiatrie)[4] définit un trouble mental comme étant « un syndrome caractérisé par une perturbation clinique significative de la cognition, de la régulation émotionnelle ou du comportement d’un individu, qui reflète un dysfonctionnement dans les processus psychologiques, biologiques ou développementaux qui sous-tendent le fonctionnement mental ».

Pour avoir un trouble mental, il faut donc être aux extrêmes d’au moins deux distributions : la distribution du fonctionnement d’au moins un processus psychologique, biologique ou développemental (critère de dysfonctionnement), et la distribution d’au moins un type de manifestation clinique (critère de perturbation clinique). Bien souvent, ces critères se subdivisent en sous-critères.

Par exemple, pour recevoir un diagnostic de « trouble du spectre de l’autisme », il faut notamment avoir 1) un déficit persistant dans la communication et les interactions sociales dans de multiples contextes, 2) des comportements, intérêts ou activités restreints et répétitifs (des exemples spécifiques sont donnés) ; 3) ils doivent engendrer une perturbation clinique significative dans le fonctionnement social ou dans d’autres domaines. Il faut donc être aux extrêmes dans les 3 distributions correspondantes : 1) communication et interactions sociales ; 2) diversité des comportements, intérêts et activités ; 3) ressenti lors du fonctionnement en société. J’ajoute que oui, on sait mesurer toutes ces dimensions avec des outils étalonnés, même si dans les faits l’appréciation de ces critères par un psychiatre se fait rarement en appliquant un seuil sur une échelle numérique.

Dans tous les cas, la référence à un seuil appliqué sur ces distributions est implicite, dans l’utilisation du préfixe « dys », du mot déficit (impliquant un fonctionnement altéré par rapport à la norme) et du mot « significatif » (impliquant un seuil de sévérité de la perturbation).

Le critère de « perturbation clinique significative » est important pour s’assurer de ne chercher à soigner que les gens qui en ont réellement besoin. On peut dysfonctionner sans être malade : si un dysfonctionnement n’engendre pas de souffrance, pour soi ou pour les autres, alors un diagnostic ne se justifie pas.

Comprendre les manifestations des troubles et maladies comme la déviation par rapport à une norme permet d’éviter de porter des jugements moraux inappropriés et souvent stigmatisants: dysfonctionner n’est pas mal, ce n’est pas une faute, c’est une différence par rapport à la majorité. Si les statistiques de la population changent, les critères du dysfonctionnement aussi. Certaines personnes autistes l’ont bien compris en inventant le concept de neurodiversité et en définissant le « syndrome neurotypique »[5], dont les critères diagnostiques sont l’image-miroir de ceux de l’autisme et se vérifient chez la majorité d’entre nous. Si les autistes étaient majoritaires, c’est nous, avec nos préoccupations sociales obsessionnelles, qui serions anormaux et malades, et qui aurions du mal à nous adapter à la société !

L’appréciation des dysfonctionnements peut aussi différer d’une culture à l’autre, en fonction des comportements généralement admis, attendus ou tolérés. Par exemple, les symptômes psychotiques (notamment les hallucinations) peuvent être plus tolérés dans certaines cultures, et même considérés comme faisant partie d’expériences religieuses « normales ». De telles variations peuvent avoir un impact sur le diagnostic de la schizophrénie et des troubles apparentés. C’est pour cela que le DSM5 spécifie bien que le contexte culturel doit être pris en compte dans l’évaluation des symptômes.

Parfois, cette appréciation évolue aussi au cours du temps au sein d’une même culture : l’homosexualité, jadis considérée comme un trouble de l’orientation sexuelle, ne l’est plus depuis la version III-R du DSM en 1987. De fait, dans une société où la sexualité entre adultes consentants est considérée comme étant un choix personnel libre et où la diversité est tolérée, le fait d’avoir une orientation sexuelle déviante par rapport à la norme statistique ne devrait plus causer de « perturbation clinique significative ».

La course à l’euphémisme

Si trouble, maladie, et pathologie sont des synonymes, tout le monde ne le perçoit pas comme ça. Personne ne veut être un malade mental. C’est pour cela que dans ce domaine, les personnes concernées préfèrent le terme de trouble. Mais très vite les nouveaux termes acquièrent une connotation péjorative, et il faut trouver un nouvel euphémisme. C’est ainsi que l’on est passé de la débilité au retard mental (QI< 2 écarts-types sous la moyenne) à la déficience intellectuelle, et que maintenant la notion de « déficit cognitif » tend à s’imposer, par exemple dans le monde de l’éducation.

Des associations de patients luttent parfois farouchement contre certains mots, et exigent que l’on en change. Mais cela suffit-il à changer les représentations stigmatisantes, qui sont l’objet véritable de leur lutte ? Cela peut parfois aider, mais le résultat n’est pas garanti. Encore faut-il ne pas utiliser les mots à contresens, ce qui ne peut qu’induire des confusions.

Par exemple, certaines personnes avec autisme revendiquent le fait que l’autisme ne soit pas une maladie, ni même un trouble, mais soit un handicap. Le problème est que le handicap est un concept différent qui n’est pas substituable à celui de maladie.

Le handicap

Selon la loi du 11 février 2005, qui s’appuie sur les travaux de l’OMS, « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »

Figure 4. Cadre conceptuel pour la classification internationale du fonctionnement, Organisation mondiale de la santé.

Autrement, dit, contrairement aux troubles et maladies, le handicap n’est pas une propriété intrinsèque de la personne. C’est une situation (limitation d’activité ou restriction de participation : à nouveau un extrême de la distribution des activités humaines) qui résulte à la fois de propriétés intrinsèques de la personne (altération de fonction=trouble, maladie) et de son environnement. En effet, le même trouble peut engendrer différents niveaux de handicap selon l’environnement.

Par exemple, une personne avec un trouble de la motricité aura d’autant moins de handicap qu’elle sera équipée d’un fauteuil roulant, et que la vie en société lui sera rendue accessible grâce à des rampes et des ascenseurs. Un enfant dyslexique subira d’autant moins de handicap dans ses apprentissages scolaires que son déficit en lecture et en écriture sera compensé par divers aménagements pédagogiques lui donnant accès à l’information sous d’autres modalités. Une personne autiste subira d’autant moins de handicap en milieu professionnel que son poste de travail sera aménagé pour prendre en compte ses difficultés sociales, pour minimiser les interactions stressantes, etc.

Par conséquent, il n’est pas possible de substituer le mot handicap au mot trouble, qu’il s’agisse de l’autisme ou de toute autre catégorie diagnostique. L’autisme est un trouble qui, dans les environnements qui ne prennent pas en compte ses spécificités, peut engendrer du handicap.

La médecine se place dans une position curative par rapport au trouble et à la maladie, cherchant donc à réduire l’écart à la norme de la santé. Mais elle ne fait pas de miracle. En particulier dans le domaine cognitif et mental, les troubles sont généralement chroniques et beaucoup de personnes resteront hors-normes toute leur vie durant.

La notion de handicap met la balle dans notre camp à tous: que fait la société pour permettre la participation pleine et entière de tous ses membres, y compris ceux qui se trouvent être aux extrêmes de certaines distributions ? Elle doit minimiser les situations de handicap, en se rendant globalement plus accessible à tous, et lorsque l’accessibilité ne suffit pas, en fournissant des compensations adaptées à la situation de chacun. L’accessibilité et la compensation se déclinent à tous les niveaux : au niveau physique pour l’accès aux bâtiments, mais également au niveau sensoriel (guides pour aveugles, dispositifs d’amplification, traduction en langue des signes), ainsi qu’au niveau cognitif (formulaires en langage simple et clair, aménagements scolaires, adaptations du poste de travail).

Seuils et catégories

Le thème récurrent de cette discussion est celui de la distribution des caractéristiques humaines, et des problèmes qui se posent aux personnes situées aux extrêmes de certaines distributions. Identifier les extrêmes suppose de définir des seuils. Or le naturel est continu : il n’y a pas de seuil évident qui puisse délimiter objectivement le normal de l’anormal. Il n’y a pas non plus de critère naturel qui définisse les frontières entre deux pathologies.

Les seuils de normalité, tout comme les catégories diagnostiques, sont des inventions de l’être humain. Pour mieux appréhender le monde qui l’entoure, l’esprit humain a tendance à le diviser en catégories, et à nommer ces catégories avec des mots. Il tend à regrouper les évènements et les caractéristiques qui coïncident fréquemment, et à différencier ceux qui coïncident peu. Ces tendances naturelles fournissent la base cognitive des notions intuitives de normalité/anormalité et des catégories diagnostiques.

Ces catégories et ces mots ont une utilité : ils permettent d’identifier les personnes qui ont le plus besoin d’aide, et de distinguer les personnes qui ont des problèmes différents. Ils permettent de prendre des décisions, qui sont nécessairement catégorielles : soigner ou ne pas soigner ; donner tel traitement ou tel autre. Ils permettent enfin de communiquer efficacement à propos de ces personnes et de ces décisions.

Ainsi, les maladies n’existent pas dans la nature. Ce sont des inventions. Néanmoins elles ne sont pas totalement arbitraires : leur définition s’appuie sur les connaissances que nous avons, et se justifie par leur utilité. On peut discuter longtemps pour savoir si le seuil entre le normal et l’anormal doit se situer à 2 écarts-types de la moyenne ou ailleurs : c’est en évaluant dans quelle mesure un seuil donné permet de détecter toutes les personnes qui ont besoin d’aide, tout en évitant les diagnostics inutiles, que l’on peut nourrir cette discussion. La réponse peut différer selon les domaines : dans les troubles mentaux, le seuil de 1,5 écart-type est plus consensuel que celui de 2 ; à l’inverse, les statures à 3 écarts-types de la moyenne (<155 ou >198 cm pour un homme) ne sont pas nécessairement considérées comme pathologiques. Enfin, cette appréciation du juste seuil peut varier en fonction de l’époque, de la culture, de ce qui est considéré comme acceptable ou pas dans une société. Elle n’en est pas totalement arbitraire pour autant : on peut évaluer les conséquences de chaque seuil et tenter de l’optimiser.

De même, la frontière entre la dépression et le trouble anxieux est poreuse et il peut être difficile de placer la limite ; on peut aussi débattre pour savoir si les difficultés ou retards de langage doivent faire partie des critères diagnostiques de l’autisme ou pas, ou s’il faut prendre en compte l’intelligence générale pour définir les difficultés de lecture qui justifient un diagnostic de dyslexie. Tous ces critères font l’objet de choix délibérés, en fonction de l’utilité espérée pour les personnes concernées, étant données les connaissances dont on dispose à un instant donné sur l’épidémiologie des symptômes, l’impact qu’ils ont sur la vie des individus, et leur réponse aux traitements.

C’est pour cela que les classifications médicales internationales font l’objet de longues discussions de comités d’experts, et sont révisées régulièrement pour prendre en compte l’évolution des connaissances scientifiques, mais aussi potentiellement l’évolution des attitudes et des choix de société (sensibilité accrue à certains problèmes, plus ou moins grande tolérance envers certaines formes de souffrance, par exemple).

Conclusions

Nous sommes tous confrontés à l’anormalité, à la maladie et au handicap. Nous sommes tous entourés de personnes avec autisme, dyslexie, dépression, hyperactivité, schizophrénie…

Il importe de reconnaître que ces différences, même extrêmes, font partie des variations naturelles des caractéristiques humaines. Même si la tendance spontanée est souvent de porter des jugements sur ces différences, le regard du statisticien est finalement plus neutre et bienveillant.

Personne n’aime être étiqueté, et certains luttent farouchement contre la notion même de catégorie diagnostique dans le domaine des troubles mentaux. Il faut garder à l’esprit que ces catégories ont pour seule fonction d’aider les personnes concernées. Pour atteindre cet objectif, il importe que ces catégories soient définies sur la base des meilleures connaissances scientifiques, et qu’elles soient utilisées à bon escient, pour identifier, soigner, et compenser le handicap, pas pour stigmatiser ou discriminer.


Version complète d’un article publié dans la Jaune et la Rouge, n°762, p. 24-27.

Une conférence sur un sujet similaire a été donnée à l’université de Poitiers.

[1] Bramble, M. S., Vashist, N., & Vilain, E. (2018). Psychological Effects of Sex Differentiation. In Encyclopedia of Reproduction (p. 250‑256). Elsevier. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-801238-3.64715-3

[2] Pour ceux qui sont dérangés par la référence au quotient intellectuel, car chacun sait que « le QI c’est n’importe quoi », merci de se reporter à mes articles et conférences sur le sujet :

Ramus, F. (2020). Infos et intox sur l’intelligence. Ramus méninges. https://ramus-meninges.fr/infos-et-intox-sur-lintelligence/

[3] A contrario, on entend souvent dire que l’intelligence élevée serait en soi un problème, ou un facteur de risque pour des problèmes : inadaptation sociale, anxiété, dépression, troubles des apprentissages, échec scolaire, la liste est longue. Pourtant aucune étude scientifique ne confirme ces hypothèses, les études épidémiologiques montrant que les personnes à haut QI ont soit moins, soit autant de problèmes et troubles que les autres. On est donc obligé de conclure qu’il s’agit de mythes. Pour en savoir plus, lire Ramus, F., & Gauvrit, N. (2017). La légende noire des surdoués. La Recherche, Mars 2017. https://ramus-meninges.fr/la-pseudoscience-des-surdoues/

[4] American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders : DSM-5 (5th ed.). Il s’agit de la référence mondiale pour la classification des troubles mentaux, avec la Classification Internationale des Maladies de l’Organisation Mondiale de la Santé.

[5] https://uncyclopedia.ca/wiki/Neurotypical_syndrome