par Ava Guez et Franck Ramus.

Extrait d’un article paru dans la Revue suisse de pédagogie spécialisée, vol. 4, pp 14-21.

L’association entre exposition aux écrans et développement cognitif: au-delà des interprétations hâtives

Télévision, ordinateurs, tablettes, smartphones, jeux vidéo : difficile désormais d’échapper aux écrans. En France, ce sont plus de deux tiers des enfants de deux ans qui regardent la télévision au quotidien et 28% qui utilisent un ordinateur au moins une à deux fois par semaine, tandis que plus d’un quart jouent sur un smartphone au moins une fois par mois (Gassama, Bernard, Dargent-Molina, & Charles, 2018). La question de l’impact de cette exposition sur le développement cognitif fait l’objet d’un intérêt croissant de la part des chercheurs.

Que disent les données ? La majorité des études scientifiques s’accorde sur le fait que le temps passé devant des écrans est statistiquement associé à de moins bonnes capacités cognitives. Ainsi, la récente et très médiatisée étude de Walsh et al. (2018) rapporte que les enfants qui passent plus de deux heures par jour devant un écran ont en moyenne 4,25 points de QI[1] de moins que les autres, et ce indépendamment de facteurs tels que les revenus du foyer, l’éducation des parents, l’ethnicité, ou l’indice de masse corporelle. De l’observation de cette simple corrélation à l’affirmation qu’il existe un lien de causalité, il n’y a qu’un pas, que certains se sont empressés de franchir. Ces résultats ont en effet donné lieu à des discours alarmistes relayés par la presse grand public, mettant en garde contre l’effet néfaste des écrans sur le développement cognitif[2]. Établir avec certitude une telle relation de cause à effet est pourtant loin d’être évident. En premier lieu, il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous pourrions observer cette association entre écrans et capacités cognitives : s’il est possible que le temps passé devant les écrans ait effectivement un effet négatif sur les performances cognitives de l’enfant, il est également possible que les enfants ayant de moins bonnes capacités cognitives soient plus attirés par les écrans que les autres, ou bien encore qu’il existe d’autres facteurs, non mesurés dans ces études, qui influencent à la fois l’exposition aux écrans et le développement cognitif (illustration des trois mécanismes possibles en Figure 1). En deuxième lieu, l’exposition aux écrans est un terme vaste recouvrant une large variété d’outils et d’utilisations différentes : s’il est possible que certains aient un effet délétère sur le développement cognitif, d’autres pourraient au contraire avoir le potentiel d’améliorer les capacités cognitives.

Figure 1 : Trois mécanismes pouvant être à l’origine de la corrélation observée entre exposition aux écrans et développement cognitif.

De la simple association à une relation de causalité : quel impact de l’exposition aux écrans sur les capacités cognitives ?

Certaines techniques d’analyse statistique permettent de dépasser les limites exposées ci-dessus et d’estimer dans quelle mesure l’association entre exposition aux écrans et développement cognitif est due à un lien de causalité de l’exposition aux écrans vers les capacités cognitives, à un lien de causalité des capacités cognitives vers l’exposition aux écrans, ou à des facteurs tiers. La récente étude de Madigan, Browne, Racine, Mori, & Tough (2019) emploie l’une de ces techniques (modèle d’équations structurelles dit « cross-lagged » avec effets aléatoires) pour démêler ces différents effets.

Dans cette étude, Madigan et collègues ont analysé des données longitudinales provenant d’une cohorte de 2 441 enfants canadiens, dont les mères ont été recrutées pendant leur grossesse entre mai 2008 et décembre 2010. L’exposition aux écrans a été mesurée par la moyenne du temps passé par semaine devant tout type d’écran, et le développement cognitif par le score au questionnaire Ages and Stages (ASQ), qui évalue le développement de l’enfant dans cinq domaines (communication, motricité globale, motricité fine, résolution de problèmes, aptitudes individuelles ou sociales). Ces deux variables ont chacune été mesurées à trois temps : à deux, trois et cinq ans. Le modèle utilisé par Madigan et collègues estime simultanément l’association entre la durée moyenne d’exposition aux écrans à un âge et les performances cognitives à l’âge suivant, et vice-versa. L’inclusion d’effets aléatoires permet crucialement d’isoler la variabilité intra-personne de la variabilité inter-personnes. La variabilité intra-personne désigne la fluctuation d’une variable dans le temps pour un même individu ; tandis que la variabilité inter-personnes désigne les différences individuelles stables dans le temps entre individus. Ainsi, le modèle permet d’estimer l’effet d’une augmentation ou d’une diminution du temps passé par un enfant devant l’écran (par rapport à ce qui était attendu pour l’enfant en question) sur l’évolution de ses capacités cognitives ; et inversement. Cela permet de répondre à notre question : une exposition plus importante aux écrans fait-elle diminuer les capacités cognitives d’un enfant, ou est-ce plutôt le mécanisme inverse qui prime ? L’inclusion des effets aléatoires permet également d’estimer l’association entre les capacités cognitives et l’exposition aux écrans stables dans le temps, ce qui revient à répondre en même temps à une deuxième question : les enfants qui sont plus exposés aux écrans ont-ils de moins bonnes capacités cognitives, pour des raisons indépendantes de l’exposition elle-même ?

Les résultats de Madigan et collègues sont les suivants (illustration en Figure 2). Premièrement, la corrélation entre la part stable des capacités cognitives et de l’exposition aux écrans est négative et égale à -0,18, ce qui confirme que les enfants qui passent plus de temps devant l’écran ont de moins bonnes capacités cognitives, et ce indépendamment de l’exposition. Cette corrélation négative et stable peut s’expliquer par des facteurs qui influencent à la fois les capacités cognitives et l’exposition aux écrans : par exemple, l’environnement familial et social, des facteurs prénataux, ou des prédispositions génétiques.

Figure 2 : Schéma adapté de Madigan et al. (2019), illustrant à la fois l’association stable entre les capacités cognitives et l’exposition aux écrans (corrélation de -0.18), et l’association directionnelle de l’exposition aux écrans à un âge donné et des capacités cognitives à un âge ultérieur. Flèches pleines : effets statistiquement significatifs. Flèches pointillées : effets non significatifs.

Deuxièmement, les capacités cognitives à un temps donné n’influencent pas significativement l’exposition aux écrans au temps suivant (flèches obliques vers le bas). En revanche, l’inverse est vrai : passer plus de temps devant les écrans que d’habitude induit une diminution des capacités cognitives au temps d’après (flèches obliques vers le haut). Cette association est égale à -0,08 entre deux et trois ans, et à -0,06 entre trois et cinq ans (coefficients standardisés). Ces coefficients standardisés peuvent s’interpréter de la manière suivante : une augmentation du temps d’exposition aux écrans d’un écart-type (de la population étudiée) à deux ans est associée à une diminution du score d’ASQ à trois ans de 0,08 écart-type. En convertissant ces coefficients dans l’unité des grandeurs mesurées, nous pouvons interpréter les résultats de la manière suivante : passer une heure de plus devant les écrans par jour en moyenne vers l’âge de deux ans provoque une baisse de 0,7 point de QI à 3 ans. De même, une heure de plus par jour à trois ans entraine une baisse de 0,5 point de QI à 5 ans (soit un trentième de l’écart-type de la population). Ainsi, pour engendrer une perte de 4,25 points de QI (l’estimation de l’étude de Walsh et al. 2018), il faudrait augmenter l’exposition des enfants aux écrans de 6,1 heures par jour de deux à trois ans ou de 8,5 heures par jour de trois à cinq ans ! On mesure toute la différence qu’il y a entre les études qui rapportent de simples corrélations, et celles qui s’efforcent d’évaluer les effets causaux par des méthodes appropriées.

En conclusion, cette étude suggère qu’il existe bel et bien un effet délétère du temps passé devant les écrans sur le développement cognitif de l’enfant. Néanmoins, cet effet est très faible, sans doute trop faible pour justifier des recommandations alarmantes de santé publique.

Comment interpréter les effets négatifs des écrans ?

Si l’exposition aux écrans semble bien avoir des effets négatifs sur le développement cognitif, seules des expositions massives peuvent avoir un impact véritablement inquiétant. Beaucoup de commentateurs voient ces résultats comme reflétant un effet intrinsèquement délétère des écrans, accusés de corrompre le développement du cerveau, arguments agrémentés de force noms de neurotransmetteurs et de régions cérébrales pour leur donner un semblant de crédibilité, bien qu’aucune étude scientifique ne justifie de telles attributions. Il existe pourtant une interprétation bien plus simple de l’effet des écrans. Si un jeune enfant passe trois heures par jour seul devant la télévision ou à jouer sur une tablette, c’est autant de temps pendant lequel il n’interagit pas avec ses parents et avec d’autres adultes ou enfants. Or les interactions sociales et verbales sont bien évidemment cruciales pour le développement du langage et des autres compétences cognitives. On peut donc aisément concevoir qu’un temps aussi important passé sur les écrans puisse constituer un manque-à-gagner, une perte de chance pour le développement cognitif (à hauteur de 2 points de QI pour trois heures quotidiennes d’exposition). Nul besoin d’invoquer un effet maléfique des écrans pour comprendre cela.

De fait, un tel effet de substitution n’est pas limité aux écrans. Beaucoup d’autres activités solitaires, qu’il s’agisse de jouer avec un bout de ficelle, d’empiler des cubes, de faire des réussites, de regarder les trains passer, ou de faire du vélo, pratiquées pendant plusieurs heures par jour en lieu et place d’interactions sociales, auraient sans doute les mêmes effets. Les enfants d’aujourd’hui qui ont des écrans pour baby-sitters ne sont pas nécessairement plus mal lotis que les enfants d’antan qui étaient livrés à eux-mêmes lorsque leurs parents étaient trop occupés. Simplement, aujourd’hui les écrans sont partout (depuis les années 70 avec la télévision), ils sont attractifs pour les enfants, et sont devenus des baby-sitters idéaux pour les parents peu disponibles ou peu attentionnés. Ils sont donc également devenus des coupables idéaux pour les personnes qui constatent des retards chez les enfants faiblement socialisés. Dans ces cas-là, il ne suffit pas de dire aux parents de supprimer les écrans ; encore faut-il leur recommander des activités de substitution qui aient un rôle plus positif sur le développement cognitif.

En conclusion, il semble que l’effet global d’une exposition aux écrans sur le développement cognitif soit très légèrement négatif, et la meilleure interprétation de ce résultat est que l’exposition aux écrans sur de longues durées chaque jour se substitue à des interactions sociales et verbales importantes pour le développement.

Références

Gassama, M., Bernard, J., Dargent-Molina, P., & Charles, M.-A. (2018). Activités physiques et usage des écrans à l’âge de 2 ans chez les enfants de la cohorte Elfe, analyse statistique et rapport préparés à la demande et avec le soutien financier de la Direction Générale de la Santé.

Madigan, S., Browne, D., Racine, N., Mori, C., & Tough, S. (2019). Association Between Screen Time and Children’s Performance on a Developmental Screening Test. JAMA Pediatrics, 173(3), 244. https://doi.org/10.1001/jamapediatrics.2018.5056

Walsh, J. J., Barnes, J. D., Cameron, J. D., Goldfield, G. S., Chaput, J.-P., Gunnell, K. E., … Tremblay, M. S. (2018). Associations between 24 hour movement behaviours and global cognition in US children : A cross-sectional observational study. The Lancet Child & Adolescent Health, 2(11), 783‑791. https://doi.org/10.1016/S2352-4642(18)30278-5


Notes

[1] Score global à la batterie NIH Toolbox, qui a pour but d’estimer le niveau d’intelligence générale, mis à l’échelle standard du quotient intellectuel (moyenne de 100, écart-type de 15).

[2] Voir par exemple : https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/internet-ecrans-modifieraient-cerveau-nos-enfants-44207/ ; https://www.sciencesetavenir.fr/sante/e-sante/les-ecrans-nuisent-aux-capacites-intellectuelles-des-enfants_127981 ; http://www.doctissimo.fr/sante/sante-des-enfants/dangers-ecrans-enfants ; https://www.20minutes.fr/sante/2344331-20180927-ecrans-partir-deux-heures-jour-nuisent-capacites-intellectuelles-enfants