Il est très étonnant d’entendre autant de personnes demander l’interdiction de signes et vêtements religieux à l’école au nom de la laïcité. C’est en effet un contresens total, un dévoiement de la notion de laïcité.

Symboles de 16 religions, adapté de Ìṣẹ̀ṣeAssembly, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La laïcité est l’un de principes fondateurs de notre république, énoncé dans l’article 1 de la Constitution. Ses dispositions sont précisées dans la loi du 9 décembre 1905. Selon le Conseil constitutionnel, le principe de laïcité garantit notamment « le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ». Garante de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, la loi de 1905 instaure pour cela l’absolue neutralité de l’État à l’égard de toutes les religions et de leurs pratiques.

C’est au nom de ce principe que la loi interdit à l’État et à ses représentants, dans l’exercice de leur fonction, les signes et emblèmes religieux. C’est pour cela que, pour respecter la liberté de conscience de tous les citoyens, les bâtiments publics ne peuvent abriter ni crèches chrétiennes, ni tout autre symbole religieux. En revanche, la laïcité n’impose strictement rien aux simples citoyens, y compris à l’intérieur des bâtiments publics. A l’école publique, la laïcité se traduit par le fait d’interdire aux personnels de porter des signes religieux et de faire du prosélytisme ou même de favoriser une religion. Les élèves, eux, sont des usagers de ce service public, leur liberté de conscience et de religion sont garanties et le principe de laïcité n’impose aucune restriction à leur liberté d’agir, de s’exprimer, de se vêtir, autre que les règles de droit commun.

La loi de 1905 est donc une loi qui garantit des libertés, pas une loi qui restreint les libertés. Vouloir interdire certains vêtements et signes religieux aux élèves des écoles publiques, cela n’a strictement rien à voir avec la laïcité, c’est un contresens total. Pire encore, ces interdictions constituent une discrimination religieuse, donc une violation de la laïcité, puisqu’elles sont conçues pour restreindre la liberté des seuls musulmans, même si elles sont formulées de manière plus large (pour ne pas enfreindre la constitution). Il est très étonnant d’entendre autant de personnalités politiques énoncer quotidiennement ce contresens sans jamais être contredites, notamment par les journalistes qui relaient sans filtre leurs discours. Malheureusement, ils sont confortés en cela par la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux dans les écoles publiques qui a légalement instauré ce dévoiement de la laïcité, en contradiction avec la loi de 1905.

Même si l’on esquive le contresens sur la laïcité, on peut malgré tout vouloir interdire le voile et l’abaya au nom de la lutte contre l’intégrisme religieux, particulièrement lorsqu’il s’exerce sur des enfants. Mais le fossé béant entre le but et le moyen est risible. Se focaliser sur les vêtements et les signes religieux, c’est s’attaquer à un symptôme dérisoire, le seul symptôme publiquement visible, plutôt qu’aux causes. Restreindre la liberté vestimentaire de personnes religieuses ne fait strictement rien pour modifier leurs croyances, ni pour diminuer l’influence des idées intégristes. De fait, on ne peut que constater que la loi de 2004 n’a en rien enrayé la montée de l’intégrisme musulman en France.

L’endoctrinement religieux des enfants est un vrai sujet, qui concerne toutes les religions, mais qui n’est pas soluble aisément par des interdictions péremptoires. Si l’on veut rester un état de droit et une république laïque, on doit continuer à garantir la liberté religieuse, ce qui implique d’accepter ses multiples expressions, visibles et non visibles, quoi qu’on pense des croyances sous-jacentes. Et l’on peut difficilement remettre en cause le droit des parents de choisir l’éducation de leurs enfants, y compris religieuse. Si l’on veut limiter les effets de l’endoctrinement religieux des enfants, le mieux que l’on puisse faire est de les exposer le plus possible à la diversité des idées et de les intégrer le mieux possible à une société française diverse et ouverte sur le plan culturel, religieux et philosophique. Les interdictions vestimentaires et toute autre mesure discriminatoire risquent au contraire d’alimenter le rejet de la société française, le repli communautaire et la radicalisation.

Une autre motivation souvent avancée à l’appui des restrictions vestimentaires à l’encontre des femmes musulmanes est le féminisme. Il ne fait aucun doute que le voile islamique et l’abaya sont des symptômes de la volonté d’asservir la femme musulmane. Néanmoins, penser que l’on puisse prévenir cet asservissement en interdisant ces vêtements est d’une naïveté confondante.

Ces interdictions manifestent un paternalisme ahurissant, supposant que les femmes musulmanes sont de simples marionnettes manipulées par les hommes, qu’elles n’ont aucune conviction religieuse propre et aucun libre arbitre, alors même que la plupart des femmes qui portent le voile déclarent le faire par choix. Bien sûr, leurs choix vestimentaires sont influencés à la fois par les textes religieux, par l’interprétation qu’en font les prédicateurs et par la pression sociale. Mais tous nos choix vestimentaires (et autres) sont exercés sous influence, sous la pression de diverses injonctions, culturelles et commerciales. D’un point de vue féministe, l’injonction à dissimuler son corps du regard des hommes n’est ni plus ni moins problématique que l’injonction à s’habiller sexy pour attirer leur regard. Ajouter à toutes ces influences des interdictions pour certaines femmes de porter certains vêtements, contre leur propre avis, au nom de la libération de la femme, n’est-ce pas paradoxal ? Dans la mesure où il n’est pas possible de vivre en société sans être influencé, le mieux que l’on puisse faire pour les femmes comme pour les hommes est de préserver leur autonomie, leur libre-arbitre, et de les laisser entièrement libres des influences auxquelles ils choisissent de se soumettre.

D’ailleurs, les femmes musulmanes qui luttent contre le voile, parfois au péril de leur vie (en Iran, en Afghanistan) ne réclament pas l’interdiction du voile. Ce qu’elles demandent, c’est la totale liberté vestimentaire, pas des contraintes vestimentaires différentes imposées aux femmes. Les personnes qui réclament l’interdiction du voile sont celles qui ne le portent pas, et elles réclament l’interdiction pour celles qui le portent. L’avis des premières concernées, lui, n’est curieusement jamais jugé pertinent.

Dans un état de droit, on doit s’efforcer de préserver un maximum de libertés, et les restrictions imposées aux libertés doivent être motivées par des nécessités impérieuses. Comme nous l’avons vu, ni la laïcité, ni la lutte contre l’intégrisme religieux, ni le féminisme ne sont de bonnes justifications pour restreindre la liberté vestimentaire. Les véritables motivations de ceux qui demandent une telle restriction ont sans doute plutôt à voir avec l’inconfort engendré par des apparences peu familières, le fait de parfois se sentir en pays étranger, de « ne plus reconnaître la France ». On peut entendre ce sentiment, tout en défendant l’idée qu’il faut se garder de toujours vouloir interdire tout ce qui dérange, et que l’inconfort d’une partie des citoyens n’est pas une raison suffisante pour restreindre la liberté des autres. De plus, la multiplication des interdictions ne fait qu’engendrer des conflits inutiles, obligeant les professeurs à faire la police vestimentaire au lieu d’enseigner, et sapant au passage le lien de confiance avec leurs élèves.

Aucune interdiction vestimentaire ne fera reculer l’intégrisme religieux et l’endoctrinement des enfants, bien au contraire. Ce ne sont que des mesures politiques futiles destinées à rassurer l’opinion en masquant les problèmes. Si la France veut rester une république laïque et libérale, elle ferait bien de commencer par abroger la loi du 15 mars 2004, plutôt que d’aggraver la tendance en empilant les interdictions et les discriminations religieuses.

Ajout du 13/12/2023

A tous ceux qui disent « Vous n’avez rien compris à la laïcité, la laïcité c’est [insérez votre définition maison] », je renvoie au site gouvernemental officiel qui définit la laïcité et en donne toutes les sources. En résumé:

Source: https://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite