On m’a communiqué des passages dans lesquels je suis mentionné, extraits d’un livre de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, respectivement journalistes au Monde et sociologue à l’EHESS. Je suis peu cité dans ce livre, et les passages me concernant ne méritent dans l’absolu pas de réponse particulière. Si je prends la peine d’écrire une brève mise au point, c’est uniquement parce que les erreurs factuelles me concernant semblent bien illustrer la médiocrité du travail des auteurs, déjà abondamment exposée par d’autres[1].

Les auteurs décrivent le rôle que j’ai joué dans la diffusion en France des idées de Steven Pinker à l’occasion de la traduction française de son livre « Enlightenment now », ce qui ne me pose aucun problème. J’invite les lecteurs à se reporter à la recension que j’ai faite du livre et à la conférence que Pinker a donnée. En revanche, tous les autres éléments allégués sont faux.

Les auteurs prétendent que la visite de Pinker aurait représenté pour moi « une véritable aubaine : elle vernit de modernité les thèses défendues par ses proches comme Stanislas Dehaene. » « Elle permet aussi de légitimer une entreprise de reformatage des programmes scolaires à partir des neurosciences ».

Des liens imaginaires

Les « thèses » défendues par « mes proches » ne sont pas explicitées, mais la seconde phrase permet de subodorer qu’il est fait référence, non à nos travaux de recherche, mais à notre travail au sein du Conseil Scientifique de l’Education Nationale. Quels éléments factuels sont apportés au lien suggéré entre la visite de Steven Pinker à Paris et le travail du CSEN ? A-t-il fait des déclarations sur l’éducation, mettant en relief l’importance des neurosciences ? A-t-il loué publiquement le travail du CSEN ? A-t-il été reçu en grande pompe par le ministre de l’Education Nationale ? Le lecteur n’en saura rien, aucune source n’étant fournie à l’appui de cette allégation.

Steven Pinker à l’ENS, le 7/11/2018.

De fait, un tel lien serait très étonnant : Pinker ne s’est jamais exprimé sur l’éducation[2], les méthodes pédagogiques, ou les programmes scolaires, ni dans son dernier livre, ni dans les précédents. En réalité, sa visite à Paris n’a eu aucun rapport avec le sujet : il n’a strictement rien dit sur l’éducation, il n’a pas non plus rencontré Stanislas Dehaene, ni le ministre de l’Education Nationale, ni personne du ministère, car ce n’était ni l’objet de sa visite, ni son domaine d’expertise. On voit qu’ici les auteurs se sont simplement permis de relier deux faits indépendants par un lien totalement imaginaire, sans aucune preuve.

Plus loin, les auteurs avancent « Le tapis rouge foulé à Paris par Pinker avait déjà été déroulé quelques jours plus tôt par les gardiens de la raison pour une autre figure importante dans ce néorationalisme d’importation« . Or je n’ai jamais entendu parler ni de l’auteur concerné, ni des personnes qui l’ont invité à Paris. Là encore, les auteurs s’efforcent de relier sous la bannière de « gardiens de la raison » des personnes qui n’ont aucun rapport les unes avec les autres. Toujours sans aucune source permettant de relier les deux évènements ou les personnes impliquées. Je laisse aux experts le soin de déterminer s’il s’agit d’allégation, de spéculation, d’insinuation, ou de fausse information.

Des allégations erronées

L’allusion à une « entreprise de reformatage des programmes scolaires à partir des neurosciences » est par ailleurs doublement erronée. S’agissant du travail du CSEN que Stanislas Dehaene préside et auquel je participe, je rappelle que cette instance n’a aucune prérogative sur les programmes scolaires, qui relèvent exclusivement du Conseil Supérieur des Programmes. Il suffit de lire le descriptif de ces instances pour le savoir. Personnellement, je ne crois pas m’être jamais exprimé sur les programmes scolaires, pour la bonne raison que je n’ai aucune opinion particulière sur ceux-ci. Je n’ai pas non plus été questionné par les auteurs à ce sujet. Cette idée de « reformatage des programmes scolaires » est entièrement issue de leur imagination fertile.

Quant au rôle des neurosciences dans le domaine de l’éducation, si les auteurs voulaient savoir ce que j’en pense, à défaut de m’interroger, ils auraient pu a minima écouter ma conférence intitulée « Les neurosciences peuvent-elles éclairer l’éducation?« , ou lire mon article intitulé « Neuroéducation et neuropsychanalyse : du neuroenchantement aux neurofoutaises » (si jamais le titre n’était pas assez explicite). Cela leur aurait évité de me faire dire le contraire de ce que je pense.

Des erreurs factuelles

Même sur les points factuels les plus élémentaires, les auteurs du livre trouvent encore moyen de se tromper. Je suis présenté à tort comme appartenant à l’Institut Jean Nicod. Il s’agit d’un laboratoire de mon département, mais pas le mien, il aurait suffi de consulter ma page web pour le savoir.

Je suis également présenté comme appartenant au conseil d’administration de l’AFIS. Or je n’en suis pas membre et je ne l’ai jamais été. Je suis membre de son comité de parrainage scientifique, ce qui est très différent, étant purement symbolique et ne donnant aucun rôle particulier dans le fonctionnement de l’association. Il aurait suffi de consulter le site web de l’AFIS pour prendre connaissance de la composition et des rôles respectifs du conseil d’administration et du comité de parrainage.

De tels procédés ne font honneur ni au journalisme, ni à la sociologie

Bref, les auteurs combinent des affirmations factuellement fausses par défaut des vérifications les plus élémentaires, et des insinuations sans aucun fondement, sans aucune source, et sans aucune demande d’information. Il est désolant que ces auteurs ne se montrent pas capables de consulter une page web et d’y recopier l’affiliation ou la fonction d’un chercheur. Il est désolant qu’ils publient des spéculations comme des faits avérés, sans prendre la peine de lire ce qu’un chercheur écrit et d’écouter ce qu’il dit pour pouvoir le citer fidèlement, et de l’interroger directement si le moindre doute subsiste sur sa pensée. De tels procédés ne font honneur ni au journalisme, ni à la sociologie. Si la qualité du reste du livre est à l’avenant des quelques passages me concernant, il ne mérite assurément pas d’être lu.

Franck Ramus, le 19/09/2020.


[1] Thomas Durand (12/09/2020). La raison n’est pas un trophée – Réponse à Foucart, Horel et Laurens. Blog La Menace Théoriste.

Conseil d’administration de l’AFIS (18/09/2020). Journalisme d’insinuation : après les articles, le livre. Site de l’AFIS.

Virginie Tournay (23/09/2020). Un nouveau journalisme : de l’insinuation à l’inquisition. Blog de V. Tournay.

Laurent Dauré (23/09/2020). Les naufrageurs de la raison (et de la gauche). Ruptures.

Marcel Kuntz (25/09/2020). Merci aux auteurs du livre Les gardiens de la raison. Blog de M. Kuntz.

Hervé Le Bars (27/09/2020). Je ne suis pas l’homme que vous croyez. Blog de H. Le Bars.

Jean Bricmont (27/09/2020). Des journalistes du Monde et un sociologue attaquent Jean Bricmont dans un livre : il répond. Le média pour tous.

Virginie Tournay (28/09/2020). Journalisme d’inquisition: le linceul de la raison. Telos.

Philippe Stoop (29/09/2020). Un diplôme de désinformation décerné par S. Foucart (Le Monde). Page LinkedIn de P. Stoop.

François-Marie Bréon (1/09/2020). L’Afis serait-elle « climato-scpetique » ? Compte Twitter de F.-M. Bréon.

Yann Kindo (30/10/2020). Les gardiens de la déraison. Blog sur Médiapart.

Pour rappel, j’ai déjà eu à rectifier les approximations de Stéphane Foucart dans un précédent article.

[2] Si ce n’est en utilisant le taux d’alphabétisation de la population comme un indicateur de progrès, comme le fait l’ONU.

Si l’on cherche vraiment ce que Steven Pinker a bien pu dire sur l’éducation, on trouve juste un article dont deux paragraphes expriment des idées très générales et très consensuelles :

« It seems to me that educated people should know something about the 13-billion-year prehistory of our species and the basic laws governing the physical and living world, including our bodies and brains. They should grasp the timeline of human history from the dawn of agriculture to the present. They should be exposed to the diversity of human cultures, and the major systems of belief and value with which they have made sense of their lives. They should know about the formative events in human history, including the blunders we can hope not to repeat. They should understand the principles behind democratic governance and the rule of law. They should know how to appreciate works of fiction and art as sources of aesthetic pleasure and as impetuses to reflect on the human condition.

On top of this knowledge, a liberal education should make certain habits of rationality second nature. Educated people should be able to express complex ideas in clear writing and speech. They should appreciate that objective knowledge is a precious commodity, and know how to distinguish vetted fact from superstition, rumor, and unexamined conventional wisdom. They should know how to reason logically and statistically, avoiding the fallacies and biases to which the untutored human mind is vulnerable. They should think causally rather than magically, and know what it takes to distinguish causation from correlation and coincidence. They should be acutely aware of human fallibility, most notably their own, and appreciate that people who disagree with them are not stupid or evil. Accordingly, they should appreciate the value of trying to change minds by persuasion rather than intimidation or demagoguery. »

Pas de quoi reformater les programmes scolaires à partir des neurosciences…