Interview donnée à La Raison n°646 Novembre-décembre 2019 (mensuel de la Libre Pensée).

1/ La Raison : Bonjour Franck. Pour te présenter aux lecteurs de « La Raison », je vais partir de ton CV académique : bac scientifique, prépa, Polytechnique (1992-1995). Voilà pour les bases. A la sortie de l’X, tu t’engages aussitôt dans un parcours de chercheur en sciences cognitives (DEA en 1996 et Doctorat en 1999, HDR en 2006) en te spécialisant très vite en psycholinguistique. Pourquoi ces choix ?  

FR : Initialement attiré par la recherche en physique, j’ai fini par réaliser que ce n’était pas pour moi. J’ai donc cherché dans quel domaine exprimer mon esprit scientifique. Au-delà des maths et de la physique, l’Ecole Polytechnique m’a aussi donné la possibilité d’étudier la biologie, l’économie, et m’a fait découvrir les sciences cognitives, qui m’ont semblé aborder les questions les plus passionnantes. J’ai ainsi commencé par étudier la perception de la parole par le nourrisson. J’ai depuis effectué des recherches sur bien d’autres sujets ayant trait au développement de l’enfant, en utilisant les méthodes de la psychologie, de la linguistique, des neurosciences et de la génétique. Je reste toujours aussi enthousiasmé par la richesse et l’intérêt intrinsèque des questions que l’on peut aborder dans la recherche en sciences cognitives.

« Hexagone cognitif », proposé en 1985 par H. Gardner, pour présenter les relations entre les sciences cognitives :
• Traits pleins, relations interdisciplinaires fortes
• Pointillés, relations faibles

2/ LR : Quand tu présentes ta thèse, cela fait déjà 40 ans que l’explosion des « sciences cognitives » bouleverse complètement toutes les études anthropologiques et très particulièrement les deux domaines dans lesquels tu t’es investi : la psychologie et la linguistique. Où en est-on aujourd’hui ?

FR : Les sciences cognitives ont poursuivi leur essor phénoménal. Sur les 20 dernières années, la psychologie et les neurosciences se sont rapprochées toujours plus pour offrir une compréhension de plus en plus intime des bases biologiques de notre fonctionnement cognitif. On assiste également à l’essor considérable (et extrêmement fructueux) des approches « computationnelles », c’est-à-dire de notre capacité à créer des modèles mathématiques et/ou informatiques qui simulent des aspects de notre fonctionnement cognitif et/ou cérébral. Ces approches nous permettent de modéliser des phénomènes plus complexes, de faire des prédictions plus précises, que l’on peut ensuite tester expérimentalement. Cela donne à la psychologie une plus grande rigueur et continue de la rapprocher des autres disciplines scientifiques. Un dernier développement important est la révolution génétique des années 2000, qui porte maintenant ses fruits en révélant l’étendue et la nature des influences génétiques sur le fonctionnement cognitif et sur les troubles mentaux.

3/ LR : Les sciences cognitives seraient-elles donc en passe de résoudre le conflit fameux – et parfois très fumeux – entre « inné et acquis » ?

FR : Ce débat est souvent mal posé comme si une capacité cognitive (ou sa pathologie) devait nécessairement être soit innée, soit acquise. Or c’est un faux dilemme, les influences génétiques et environnementales ne sont pas exclusives les unes des autres. L’approche scientifique de ce sujet, c’est pour chaque caractéristique humaine, de déterminer le poids relatif des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux, de les identifier, et de comprendre les mécanismes par lesquels ils nous influencent : quels gènes sont impliqués, quelles sont leurs fonctions biologiques, quelles fonctions cérébrales influencent-ils, quels facteurs environnementaux interviennent, et quelles sont les interactions complexes entre facteurs génétiques et environnementaux qui font de chacun de nous un être unique différent de tous les autres. C’est pour moi l’une des questions les plus centrales des sciences cognitives, et c’est autour d’elle que gravitent toutes mes recherches.

4/ LR :  Affirmer qu’il y a des influences génétiques sur la cognition humaine, n’est-ce pas faire le jeu de certaines idéologies et de certains projets politiques ?

FR : Cette question illustre pour moi un autre écueil de ce débat : celui de vouloir politiser à tort une question purement scientifique. Croire que (pour simplifier), « les gènes sont de droite, l’environnement est de gauche », c’est finalement empêcher toute approche scientifique objective de la question, en préjugeant (chacun en fonction de ses accointances politiques) de la « bonne » réponse que doivent apporter les travaux de recherche, et en jetant la suspicion sur les motivations politiques des chercheurs qui produisent tel ou tel résultat (et donc en s’autorisant à rejeter les résultats jugés venir à l’appui des adversaires politiques). C’est se tromper de catégorie entre le monde des faits (du ressort de la science) et le monde des valeurs (du ressort de la philosophie, de la politique). Traditionnellement, les idéologies de gauche ont postulé qu’il était inconcevable que l’être humain puisse être influencé par d’autres facteurs que sociaux (j’imagine qu’un certain nombre de lecteurs de LR se reconnaîtront dans cette attitude). C’est une position calamiteuse, non seulement parce qu’elle est scientifiquement erronée, mais parce qu’elle a paradoxalement éloigné la gauche de la science, et parce que ce décalage a parfois eu des conséquences politiques, sociales et humaines désastreuses, par exemple dans le domaine de l’éducation ou de la psychiatrie. Pourtant, aucun résultat sur les influences génétiques n’est incompatible avec les politiques identifiées comme « de gauche » en faveur des plus faibles et des plus démunis. A contrario, si l’on veut pouvoir mener de telles politiques efficacement, on a tout intérêt à avoir une compréhension du monde et des problèmes humains objective et fiable (donc scientifique), plutôt que de se bercer de douces illusions.

5/ LR : Tu fais partie des scientifiques qui ont remis en cause le traitement autrefois réservé à l’autisme en France et tu ne manques jamais de dénoncer les conséquences nocives de l’emprise (en déclin, il est vrai) de la psychanalyse dans notre pays…

FR : La psychanalyse est un catalogue de dogmes qui a tous les attributs d’une religion ou d’une pseudoscience, mais dont l’influence sur la société française a été immense et perdure encore bien au-delà de ce qu’autorise sa crédibilité scientifique (qui est nulle depuis déjà plusieurs décennies). Son insistance à attribuer les causes de tous les malheurs des êtres humains aux relations nouées dans la petite enfance et à leurs conséquences psychiques a de toute évidence fait vibrer une corde sensible chez nombre de gens de gauche, et lui a assuré le soutien durable d’une large part du monde intellectuel français. L’autisme n’est qu’un exemple particulièrement édifiant où ce postulat s’est révélé erroné (les causes de l’autisme sont à 80% génétiques, la relation avec la mère est totalement disculpée) et a eu pour conséquence une maltraitance institutionnelle gravissime des enfants autistes et de leurs familles, dont la France peine encore à sortir en 2019.

6/ LR : Franck, tu es très actif dans le domaine de la vulgarisation scientifique. Tout cela est essentiel pour la défense de la science et du rationalisme. Mais tu es aussi engagé depuis longtemps dans les associations qui défendent la science et le rationalisme… comme la Libre Pensée.

FR : En tant que chercheur, je me désole de la faible culture scientifique des français, et particulièrement de nos dirigeants, et des politiques irrationnelles qui en découlent. Je me désole aussi d’assister à la diffusion massive de fausses nouvelles, à la promotion constante des pseudo-sciences, des pseudo-médecines, et de bien d’autres approches irrationnelles, mystiques, religieuses, etc. Je considère qu’il est de ma responsabilité de chercheur de lutter contre ces tendances et de contribuer à une meilleure information scientifique de la population et à la promotion de l’esprit critique, ce que je fais volontiers car j’ai le goût de la communication auprès du grand public. Je le fais à la mesure de mes moyens, principalement sur mon blog et dans mes conférences, que je relaie ensuite sur les réseaux sociaux. Je trouve également important de soutenir (financièrement, ainsi que par du contenu ou du conseil scientifique) les associations qui partagent ces buts et mènent de telles action à une plus large échelle, notamment la Libre Pensée, l’Union Rationaliste et l’AFIS, dont je suis adhérent de longue date.

LR : Merci, Franck. Pour ceux qui veulent aller plus loin on leur conseillera :