par Magali Lavielle-Guida, Jonathan Bernard et Franck Ramus

Synthèse grand public d’un article publié dans ANAE :

Lavielle-Guida, M., Bernard, J. Y., & Ramus, F. (2022). Effets des écrans sur les capacités à dessiner des jeunes enfants : Analyse critique de l’étude de Winterstein et Jungwirth (2006). ANAE – Approche Neuropsychologique des Apprentissages Chez L’enfant, 178, 375‑385.

 

Depuis plusieurs années, il est fait référence de façon récurrente à l’étude menée par deux pédiatres, Peter Winterstein et Robert J. Jungwirth, publiée en allemand en 2006 dans la revue d’une association professionnelle de pédiatrie (Kinder und Jungendartz). Cette étude témoignerait des effets délétères de l’usage des écrans, en l’occurrence de la télévision, sur le développement de l’enfant évalué au moyen des capacités à dessiner un bonhomme. Ces dessins extraits de l’étude (Figure 1) circulent dans les médias et servent de support visuel d’alertes plus ou moins pertinentes. Mais quelle est la valeur scientifique de cette étude ?

La conclusion de notre analyse est que sa valeur scientifique est très faible. Notre critique tient en 3 points :

  1. Le test de dessin du bonhomme n’est pas un test valide et fiable de l’intelligence ou du développement cognitif de l’enfant.
  2. La méthodologie de l’étude et l’analyse des données sont inadaptées pour répondre à la question de l’effet de l’exposition à la télévision sur le développement cognitif.
  3. L’illustration des résultats de l’étude via la figure, à la fois par les auteurs, et encore plus par certaines personnes qui l’ont diffusée, est trompeuse.

Le test du bonhomme mesure la capacité à dessiner un bonhomme

Sur le premier point, on peut dire que le test du Bonhomme mesure avant tout la capacité à dessiner un bonhomme, c’est-à-dire la familiarité avec un lexique de formes et une grammaire graphique utilisée dans la culture de l’enfant pour représenter symboliquement des personnes, et le niveau d’entrainement qu’il a acquis dans cette tâche (Picard et Baldy, 2012). Bien entendu, cette capacité est également dépendante du niveau de développement intellectuel de l’enfant, mais la corrélation avec les scores obtenus avec la batterie de tests d’intelligence classique (WISC) est faible. Un enfant peut avoir de faibles scores au test du Bonhomme pour de multiples raisons, notamment le fait d’avoir simplement moins reçu d’enseignement et d’entrainement à la pratique du dessin de personnages. Bien entendu, plus un enfant passe du temps à d’autres activités, qu’il s’agisse de la télévision, du sport, ou de la lecture, moins il passe de temps à dessiner des bonshommes. Cela n’implique pas que les activités autres que le dessin sont nuisibles au développement cognitif, mais simplement que le temps consacré aux unes ne l’est pas aux autres.

Une méthodologie inadaptée

Winsterstein et Jungwirth se sont demandés dans quelle mesure la consommation de médias et le tabagisme passif avaient un lien avec le développement cognitif. Pour ce faire, ils ont interrogé les parents de 1 859 enfants de 5-6 ans sur l’exposition à la télévision et le tabagisme, et collecté les dessins de bonshommes des enfants. Les dessins ont été analysés à l’aide de critères d’évaluation adaptés à leur âge sur une échelle en 13 points, et ce score a été assimilé à la performance cognitive.

Figure 1 : Dessins de bonhomme typiques d’enfants d’âge préscolaire issus de familles non-fumeurs a.) le temps passé devant la télévision est inférieur ou égal à 60 minutes par jour ; b.) lorsque la consommation de télévision est d’au moins 3 heures par jour ; c.) lorsque l’abus de nicotine des parents est d’au moins 20 cigarettes par jour ; et d.) Dessins humains fragmentés. Extrait de Winsterstein et Jungwirth, Kinder und Jungendartz (2006).

 

Comme le montre la Figure 1, les enfants qui passaient moins de 60 minutes par jour devant la télévision dessinaient en moyenne des bonshommes plus élaborés (ligne a) que ceux qui y passaient plus de 3 heures par jour (ligne b). Ceux dont les parents fumaient dessinaient aussi des bonshommes moins élaborés (ligne c). Des exemples de bonshommes fragmentés sont donnés en ligne d, sans pour autant être associés à une exposition particulière.

La principale limite de l’étude est qu’elle est de nature purement observationnelle, c’est-à-dire qu’elle observe une association (ou un lien) entre une consommation de télévision dans la famille et un résultat de l’enfant à un test. Une telle association est insuffisante pour établir un lien de cause à effet entre les deux. En effet, si les données sont compatibles avec la conclusion des auteurs (l’exposition à la télévision cause un retard de développement), elles sont également compatibles avec d’autres interprétations, notamment : 1) que ce soient les enfants les moins développés cognitivement qui soient le plus attirés par la télévision ; ou 2) que d’autres facteurs causent à la fois un retard cognitif et une plus grande consommation de télévision, sans lien causal direct entre les deux (Voir Figure 1 dans Guez & Ramus, 2019). De fait, on sait déjà que l’hypothèse 2 est au moins en partie vraie, puisque le niveau d’éducation des parents a un effet avéré sur les deux variables.

Afin de départager ces différentes interprétations de l’association observée, il y a plusieurs méthodes. Le plus haut niveau de preuve peut être obtenu en effectuant une expérimentation, dans laquelle on prescrirait aléatoirement à différents enfants des niveaux d’exposition à la télévision différents, et on observerait l’effet ultérieur sur leur développement cognitif. Une telle expérimentation n’est pas possible pour des raisons éthiques et pratiques évidentes. À défaut, on en est réduit à des études observationnelles, mais dans ce cas il faut absolument neutraliser autant que faire se peut les hypothèses alternatives en procédant à des ajustements statistiques.

Pour neutraliser l’hypothèse selon laquelle les capacités cognitives des enfants seraient la cause de leur exposition à la télévision, il faut avoir mesuré leur niveau cognitif à un temps antérieur T1, puis à un second temps T2, et mesuré l’exposition à la télévision entre T1 et T2. En estimant l’effet de l’exposition à la télévision sur le niveau cognitif à T2, en ajustant sur le niveau cognitif à T1, on pourrait déterminer l’impact de l’exposition sur la différence de niveau cognitif entre T1 et T2, ce qui serait un début d’estimation d’un effet causal.

Figure 2. Illustration des ajustements statistiques nécessaires pour tester l’hypothèse d’un effet causal de l’exposition à la télévision sur les capacités cognitives (flèche rouge). Pour neutraliser la part de l’association qui peut être due au fait que les capacités cognitives des enfants peuvent influencer leur exposition à la télévision, il faut prendre en compte leur niveau cognitif à un temps antérieur. Pour neutraliser la part de l’association pouvant être due à des facteurs (tels que l’éducation des parents) influençant à la fois l’exposition et les capacités cognitives, il faut prendre en compte ces facteurs dans l’analyse statistique.

 

Pour neutraliser l’hypothèse selon laquelle d’autres facteurs influencent à la fois l’exposition et le niveau cognitif, il faut mesurer tous les facteurs potentiels, et à nouveau les ajuster statistiquement. A minima, il faut ajuster sur la variable dont on est sûr qu’elle a un tel effet et qui est facile à mesurer, à savoir le niveau socio-économique de la famille (mesure composite du niveau d’études et de revenu des parents). Dans l’idéal, on ajuste sur un grand nombre d’autres facteurs potentiellement associés aux deux variables d’intérêt. À titre d’exemple, l’étude portant sur l’effet de l’exposition à la télévision sur le niveau de langage dans la cohorte EDEN ajustait sur l’âge de la mère, l’indice de masse corporel de la mère avant la grossesse, la consommation d’alcool et de tabac pendant la grossesse, les symptômes de dépression post-partum, le sexe de l’enfant, le terme et le poids de naissance, la durée de l’allaitement maternel, le nombre de frères et sœurs plus âgés, le niveau d’éducation et le revenu parental, le nombre de langues parlées à la maison, les antécédents de troubles du langage des parents, la structure familiale, et les interactions parents-enfant (Martinot et al. 2021).

Qu’en est-il de l’étude de Winsterstein et Jungwirth ? L’analyse statistique du lien entre exposition à la télévision et score dans le test du bonhomme n’a été ajustée sur aucune de ces variables.

De fait, l’analyse statistique effectuée (un test de khi-carré) n’offre pas cette possibilité. Elle présente le double inconvénient de diviser des variables continues (temps d’exposition à la télévision, score au test du bonhomme) en catégories discrètes arbitraires, ce qui est généralement contreproductif d’un point de vue statistique, et de ne permettre aucun ajustement de variable. Aucune justification de cette méthode d’analyse n’est donnée. La démarche analytique naturelle aurait pourtant été d’effectuer une régression linéaire du score au test sur le temps d’exposition, en ajustant sur les variables de confusion disponibles.

En résumé, par la méthode d’analyse choisie, tout comme par l’absence de prise en compte de la moindre variable d’ajustement, qu’il s’agisse du niveau cognitif des enfants, ou d’autres facteurs pertinents, cette étude est dans l’incapacité totale de répondre à la question posée, à savoir : l’exposition à la télévision a-t-elle un effet causal sur la capacité à dessiner des bonshommes ?

Une présentation fallacieuse

La question se pose également de savoir si la Figure 1, qui montre des différences frappantes à l’œil nu, qui a été tellement diffusée et qui a joué un si grand rôle dans la panique engendrée par cette étude, est vraiment fidèle aux résultats obtenus. Les auteurs ne précisent pas comment ils ont sélectionné les 5 dessins par groupe. En l’absence des données brutes, et afin de nous assurer de la représentativité des dessins présentés comme typiques de chaque catégorie, nous avons recoté les dessins des 2 premières lignes de la Figure 1, en suivant précisément les critères de cotation donnés par Winsterstein et Jungwirth (Tableau 1).

Tableau 1 : Scores au Test du bonhomme en fonction de la consommation de médias chez les enfants d’âge préscolaire issus de familles non-fumeurs dans les dessins présentés comme typiques et représentés dans la Figure 1 lignes a et b.

Dessin 1 Dessin 2 Dessin 3 Dessin 4 Dessin 5 Moyenne des 5 dessins donnés en exemple Score moyen rapporté dans l’étude
<60 min de TV 11 12 12 9 10 10.8 10.4
≥3 h de TV 4 4 5 6 4 4.6 6.4

 

On voit ainsi que les 5 dessins choisis pour la figure ne correspondent pas bien aux résultats de l’étude : ceux choisis pour les enfants faiblement exposés à la télévision sont un peu meilleurs et ceux choisis pour la forte exposition sont beaucoup moins bons que les résultats moyens rapportés dans l’étude. Cet échantillonnage biaisé donne l’impression d’un écart moyen de 6,2 points entre les deux groupes d’enfants, alors que dans l’étude il n’est que de 4 points.

En plus de mal représenter les moyennes, cette figure représente très mal la variabilité des dessins au sein de chaque groupe d’enfants. Dans l’étude, les scores allaient de 1 à 13 points. Dans la figure, les dessins choisis ont des scores très proches les uns des autres (entre 9 et 12 d’une part, entre 4 et 6 d’autre part), ce qui donne une fausse impression d’homogénéité des dessins produits par les enfants subissant une même exposition à la télévision, et de non-recouvrement des scores obtenus par les deux groupes.

En résumé, la figure présentée par les auteurs de l’étude est très fallacieuse, elle n’illustre pas correctement les données rapportées dans l’article. Ce phénomène a été aggravé par des médias ou des auteurs peu scrupuleux, qui ont diffusé des versions de cette figure avec la légende tronquée ou modifiée, masquant le fait que la 3e ligne correspondait à la condition de tabagisme passif élevé (et non à une exposition à la télévision donnée), et que la 4e ligne ne correspondait à aucun niveau particulier d’exposition (mais illustrait simplement des bonshommes fragmentés).

Il est donc temps d’arrêter de faire référence à cette étude qui ne permet de tirer aucune conclusion sur le lien entre exposition à la télévision et développement cognitif, et de diffuser ces dessins qui n’illustrent même pas correctement les résultats de l’étude et dont le seul rôle semble être d’essayer de faire paniquer les lecteurs.

Références

AFP Factuel. (2021, octobre 28). Attention à ce visuel impressionnant sur le lien entre les dessins d’enfants et leur temps passé devant la télévision. Factuel : https://factuel.afp.com/http%253A%252F%252Fdoc.afp.com%252F9QD73G

Guez, A., & Ramus, F. (2019). Les écrans ont-ils un effet causal sur le développement cognitif des enfants ? Revue Suisse de pédagogie spécialisée, 4, 14‑21. https://ramus-meninges.fr/les-ecrans-ont-ils-un-effet-causal-sur-le-developpement-cognitif-des-enfants/

Martinot, P., Bernard, J. Y., Peyre, H., De Agostini, M., Forhan, A., Charles, M.-A., Plancoulaine, S., & Heude, B. (2021). Exposure to screens and children’s language development in the EDEN mother–child cohort. Scientific Reports, 11(1), Art. 1. https://doi.org/10.1038/s41598-021-90867-3

Picard, D. & Baldy, R. (2012). Le dessin de l’enfant et son usage dans la pratique psychologique. Développements. 2012/1 n° 10, pp. 45-60.

Winterstein, P & Jungwirth, R J. (2006). Mediemkonsum und passivrauchen bei vorshulkindern. Kinder und Jungendartz. N°37, p. 225-211.