Version intégrale d’un article publié le 14/11/2021 sur The Conversation.

En début d’année, un article de Lise Eliot et ses collègues de l’université Rosalind Franklin de Chicago[1] a passé en revue plusieurs dizaines d’études documentant les différences cérébrales entre les sexes, et a conclu qu’une fois prises en compte les différences de taille (du corps) entre hommes et femmes, les différences cérébrales observées étaient totalement négligeables. Il se trouve qu’au même moment, mon équipe était en train de publier les résultats d’une vaste étude d’imagerie cérébrale, qui aboutissait à des résultats différents[2]. Explications.

L’article d’Eliot et coll. a beau jeu de constater que les études publiées documentant des différences cérébrales entre les sexes ne sont pas toujours d’une grande fiabilité, et que leurs résultats sont de ce fait peu reproductibles d’une étude à l’autre. En effet, beaucoup de ces études sont basées sur de petits effectifs, rendant leurs résultats très incertains. Par ailleurs, les techniques utilisées pour traiter les images d’imagerie par résonance magnétique (IRM) et quantifier des mesures cérébrales sont très variables d’une étude à l’autre, ce qui fait que les mesures analysées dans une étude ne sont pas nécessairement comparables à celles analysées dans une autre, accroissant encore les contradictions apparentes.

Enfin, les études antérieures ont, pour la plupart, traité de manière insatisfaisante le problème de la différence de taille entre hommes et femmes. En effet, il n’est un mystère pour personne que les hommes et les femmes ont des tailles moyennes différentes (respectivement 178 et 164 cm chez les 18-29 ans français[3]), et par conséquent il est attendu que la taille de leurs cerveaux diffère aussi (respectivement 1234 et 1116 cm3 chez les adultes britanniques[4]). Du coup, si l’on compare les dimensions brutes de régions cérébrales plus spécifiques, on trouve que la plupart d’entre elles sont plus grosses chez les hommes, ce qui n’est ni étonnant, ni très informatif. Il serait plus intéressant de comparer les différences de dimensions de ces régions, à volume cérébral total donné.

Pour cela, il faut ajuster les mesures cérébrales locales sur le volume total du cerveau, c’est-à-dire neutraliser statistiquement les différences de volume total. Il existe plusieurs manières de le faire. Une première idée assez intuitive, utilisée dans beaucoup d’études, est de simplement diviser une mesure cérébrale locale par le volume total du cerveau, la ramenant ainsi à une proportion du volume cérébral total. Une seconde idée tout aussi populaire est d’utiliser le volume total du cerveau comme co-variable dans un modèle de régression linéaire. Ces deux méthodes ont l’inconvénient de supposer que la relation entre mesures locales et volume global du cerveau est linéaire. Or on sait qu’elle ne l’est pas. Que l’on mesure la relation entre une partie et la taille totale du corps, ou entre une région et le volume total du cerveau, de nombreuses études ont montré que cette relation est mieux décrite par une loi de puissance, ce qui rend les deux méthodes d’ajustement ci-dessus inopérantes.

Autrement dit, le cerveau n’est pas comme un ballon que l’on peut gonfler en conservant les proportions des dessins à sa surface. Quand un cerveau augmente de taille, toutes ses sous-régions augmentent aussi de taille, mais pas dans les mêmes proportions. Certaines augmentent plus vite que le volume total, d’autres plus lentement, ce qui fait que globalement les gros cerveaux ne sont pas proportionnés exactement comme les petits cerveaux (ce phénomène s’appelle l’allométrie).

Enfin, on connait bien la solution au problème de l’allométrie : il faut convertir ces mesures dans une échelle logarithmique, ce qui permet ensuite d’analyser leurs relations de manière linéaire (Figure 1).

Figure 1. A gauche : la relation entre volume local et total est une loi de puissance (trait noir, la non-linéarité est exagérée). Une régression linéaire (pointillé rouge) est inadaptée. A droite : en prenant le logarithme des deux mesures, la relation devient linéaire (trait rouge). L’exposant α, appelé coefficient d’allométrie, diffère d’une région cérébrale à l’autre. Figure: Camille Williams.

Le problème, c’est que si l’on compare des régions cérébrales entre des groupes qui ont des volumes cérébraux différents en moyenne, et que l’on n’ajuste pas correctement le volume cérébral total, on estime de manière erronée les différences relatives entre les groupes : selon les cas, on va les sur-estimer, ou les sous-estimer. C’est le cas de la totalité des précédentes études sur les différences cérébrales entre les sexes. Aucune des études passées en revue par Eliot et coll. n’était en position de donner une réponse correcte à la question : quelles sont les différences relatives de dimensions cérébrales locales entre hommes et femmes, à volume cérébral total donné ?

La synthèse de la littérature d’Eliot et coll. aurait pu s’arrêter à ce constat d’insuffisance. Mais plutôt que de simplement conclure « on ne sait pas, car aucune étude n’a utilisé une méthode correcte », ces auteurs ont souhaité tirer une conclusion plus forte. En particulier, ils ont énoncé les affirmations suivantes :

  1. les hommes et les femmes diffèrent significativement en volume total du cerveau, mais cela découle principalement de la divergence de la taille de leur corps au cours du développement ;
  2. une fois que l’on prend en compte les différences de volume cérébral total, il n’y a presque aucune différence de volume de structures corticales ou sous-corticales entre hommes et femmes.

Au même moment où Eliot et coll. publiaient ces affirmations, nous étions en train d’apporter la dernière touche à une étude qui les contredisait[2]. Cela nous a conduit à écrire et publier un commentaire sur leur article[5], pour souligner de quelle manière nos résultats remettaient en cause leurs conclusions.

Notre étude avait un objectif plus large, consistant à établir des normes neuroanatomiques pour l’ensemble de la population (britannique, en l’occurrence[6]). Autrement dit, documenter de manière systématique toutes les variations possibles de l’anatomie cérébrale, et permettre de situer chaque individu au sein de ces variations. Dans la mesure où les dimensions des régions cérébrales varient en fonction du sexe, de l’âge, et du volume cérébral total, nos normes prennent bien sûr ces facteurs en compte. Ainsi, nos normes incluent notamment une analyse systématique de l’effet du sexe sur l’anatomie cérébrale. Et bien entendu, notre analyse prend en compte la relation non-linéaire entre volumes locaux et totaux, en utilisant une échelle logarithmique. Enfin, notre étude n’a pas le problème des petits effectifs, étant basée sur 40 000 cerveaux.

Autrement dit, notre étude ne présente aucune des limites des études précédentes passées en revue par Eliot et coll. Cela en fait la plus vaste étude sur les différences cérébrales entre les sexes jamais publiée, et la seule qui prenne correctement en compte le problème de l’allométrie. Qu’avons-nous donc trouvé ?

Premièrement, s’il est vrai que le volume du cerveau est lié à la taille du corps, il n’est pas vrai que les différences de taille expliquent entièrement les différences de volume cérébral entre les sexes. Comme le montre la figure 2, même à taille égale[7], les hommes ont un cerveau plus gros en moyenne que celui des femmes.

Figure 2. Volume cérébral total (TBV) en fonction de la taille (Height), sur une échelle logarithmique, pour environ 20 000 hommes (points bleus) et 20 000 femmes (points mauves). Si les hommes et les femmes avaient le même volume cérébral à taille égale, les deux droites de régression bleue et mauve seraient superposées. Ici leur décalage vertical est très significatif (d= 0,7 écarts-types). Figure: Camille Williams.

Deuxièmement, lorsque l’on prend en compte les différences de volume cérébral total, il n’est pas vrai qu’on ne trouve presque aucune différence de volume de structures corticales ou sous-corticales entre hommes et femmes. On en trouve de nombreuses, un peu partout dans le cerveau. Sur 620 régions cérébrales que nous avons analysées, environ les deux-tiers (409/620) étaient significativement différentes entre hommes et femmes[8], environ pour moitié relativement plus grosses chez les hommes, et pour moitié le contraire. La Figure 3 montre la distribution de ces différences.

Figure 3. Distribution des différences entre les sexes à travers 620 régions et mesures cérébrales, ajustées sur le volume cérébral total. L’échelle des abscisses est l’écart-type (d de Cohen), et l’axe des ordonnées montre le nombre de régions ayant une différence donnée entre les sexes. Les barres en bleu représentent les mesures qui sont relativement plus grandes chez les hommes, et celles en mauve les mesures qui sont relativement plus grandes chez les femmes. Figure: Camille Williams.

Ce qui était souligné par Eliot et coll. et que nous confirmons, c’est que ces différences entre les sexes sont petites. Même si les différences extrêmes vont de -0,67 à 0,64, la différence absolue médiane est de 0,13 écart-type, ce qui correspond à une petite différence de moyennes avec un très grand recouvrement entre les distributions des hommes et des femmes (Figure 4). Néanmoins, 46% des régions analysées montrent une différence supérieure à 0,1 écart-type, ce qui montre bien que ces différences ne sont pas toutes infimes.

Figure 4. Illustration des distributions de mesures cérébrales correspondant à une différence moyenne de 0,13 écarts-types. L’axe des abscisses représente une mesure cérébrale typique, en unités standard (écarts-types de la distribution). L’axe des ordonnées représente la proportion des individus de chaque sexe ayant une valeur donnée de cette mesure. Le recouvrement entre les distributions des deux sexes est de 95%. Figure: https://sexdifference.org/.

De toute évidence, les régions cérébrales ont des dimensions relatives qui ne sont pas très différentes entre hommes et femmes. Ce qui n’est pas très étonnant puisque les différences de volume cérébral total ont été neutralisées. Néanmoins, de nombreuses régions montrent de petites différences statistiques. Clairement, on ne peut pas dire qu’il n’y en a pas, ni qu’elles se réduisent aux différences de volume global du cerveau. Si les cerveaux des hommes et des femmes sont globalement similaires, au-delà de la différence de volume total, ils sont également proportionnés de manière légèrement différente. Et ces différences relatives ont beau être faibles, cela n’implique pas qu’elles soient insignifiantes.

Si ces résultats vont à l’encontre des affirmations d’Eliot et coll., il est important de souligner aussi ce qu’ils ne montrent pas. Ils ne disent rien, ni sur les causes, ni sur les conséquences de ces différences. Et le reste des connaissances scientifiques en neurosciences ne permet pas à l’heure actuelle de combler ces lacunes.

Quels sont les facteurs qui induisent ces différences cérébrales entre les sexes ? Des facteurs génétiques (chromosomes X et Y) ? Des différences hormonales, précoces ou tardives ? Des différences environnementales, notamment dans la manière dont les êtres humains sont élevés et traités différentiellement selon leur sexe ? Une combinaison des trois ? Certaines personnes s’empresseront d’affirmer que ces différences sont évidemment innées, d’autres qu’elles ne peuvent être qu’acquises. Dans un cas comme dans l’autre, ces personnes s’avanceront bien au-delà de ce que la connaissance scientifique permet de dire. Il y a de bonnes raisons de penser qu’à la fois des différences génétiques, hormonales et environnementales peuvent induire de telles différences. Mais personne n’est à l’heure actuelle capable de préciser leurs contributions relatives et les mécanismes précis qui sont en jeu.

Enfin, quelles sont les conséquences de ces différences cérébrales ? Induisent-elles des différences dans le fonctionnement cognitif des hommes et des femmes ? Nous n’en savons rien. S’il existe des différences cognitives relativement robustes entre hommes et femmes, notre compréhension actuelle des bases cérébrales de ces différences cognitives est à peu près nulle. Bien que le volume du cerveau soit corrélé au quotient intellectuel[9], il ne s’ensuit pas que la différence substantielle de volume cérébral entre hommes et femmes entraine une différence similaire des scores de QI, qui sont très proches entre les deux sexes. De manière plus générale, aucune différence cérébrale observée entre les sexes ne vient à l’appui de stéréotypes sexistes.

Dans l’état d’ignorance qui est le nôtre, il serait donc prudent d’éviter de trop spéculer sur les causes et les conséquences des différences cérébrales entre les sexes. Mais il serait aussi temps d’abandonner le discours tendant à nier systématiquement la possibilité même de l’existence de différences cérébrales entre les sexes, car il est maintenant clair que ce discours est erroné.


[1] Eliot, L., Ahmed, A., Khan, H., & Patel, J. (2021). Dump the “dimorphism” : Comprehensive synthesis of human brain studies reveals few male-female differences beyond size. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 125, 667‑697. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2021.02.026

[2] Williams, C. M., Peyre, H., Toro, R., & Ramus, F. (2021). Neuroanatomical norms in the UK Biobank : The impact of allometric scaling, sex, and age. Human Brain Mapping, 42(14), 4623‑4642. https://doi.org/10.1002/hbm.25572

[3] Etude nationale nutrition santé : https://www.santepubliquefrance.fr/determinants-de-sante/nutrition-et-activite-physique/articles/enns-etude-nationale-nutrition-sante/anthropometrie-adultes-tableaux-de-distribution-enns.

[4] Ritchie, S. J., Cox, S. R., Shen, X., Lombardo, M. V., Reus, L. M., Alloza, C., Harris, M. A., Alderson, H. L., Hunter, S., Neilson, E., Liewald, D. C. M., Auyeung, B., Whalley, H. C., Lawrie, S. M., Gale, C. R., Bastin, M. E., McIntosh, A. M., & Deary, I. J. (2018). Sex Differences in the Adult Human Brain : Evidence from 5216 UK Biobank Participants. Cerebral Cortex, 28(8), 2959‑2975. https://doi.org/10.1093/cercor/bhy109

[5] Williams, C. M., Peyre, H., Toro, R., & Ramus, F. (2021). Sex differences in the brain are not reduced to differences in body size. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 130, 509‑511. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2021.09.015

[6] Notre étude est basée sur la cohorte UK Biobank, comprenant de nombreuses données médicales, biologiques, et sociales sur 500 000 adultes britanniques. Parmi eux, environ 40 000 ont passé une IRM cérébrale.

[7] Nous avons fait des analyses similaires en prenant en compte à la fois la taille et le poids, et les résultats sont inchangés.

[8] Les experts en statistique noteront qu’avec un tel effectif, il est bien sûr facile d’observer des différences statistiquement significatives, même infimes. C’est pour cela que nous rapportons avant tout les tailles d’effet. Pour information, notre seuil de significativité corrigeait les tests multiples en prenant en compte à la fois le nombre de régions (620) et le nombre de coefficients d’intérêt dans le modèle statistique (11), aboutissant à un seuil alpha de 7,33 10-6.

[9] Gignac, G. E., & Bates, T. C. (2017). Brain volume and intelligence : The moderating role of intelligence measurement quality. Intelligence, 64, 18‑29. https://doi.org/10.1016/j.intell.2017.06.004