Si l’idée que nos gènes puissent influer sur nos capacités cognitives, sur notre comportement, et sur nos troubles mentaux, vous révulse, vous parait dangereuse et nous conduire tout droit au retour des abominations nazies, de l’eugénisme, et à l’avènement du Meilleur des mondes[1], cet article est pour vous.

Rassurez-vous, vous n’êtes pas tout seul. Beaucoup de gens pensent de même. Et par conséquent, beaucoup de gens considèrent qu’il est important de s’opposer à la génétique comportementale par tous les moyens. Cela les conduit à utiliser tout une gamme d’arguments à l’encontre de cette discipline, que je diviserai en deux catégories :

  • les arguments scientifiques, qui s’opposent aux résultats de la génétique comportementale pour des raisons scientifiques, c’est-à-dire en critiquant la méthodologie, la validité des résultats ou leur interprétation.
  • Les arguments éthiques, qui se centrent sur les implications sociales (réelles ou présumées) de ces résultats.

D’autres articles aborderont plus en détail les différents arguments scientifiques, qu’il n’est évidemment pas question d’esquiver. Mais dans cet article, je commencerai par aborder les arguments éthiques, parce qu’ils ont le fâcheux inconvénient de déteindre sur les arguments scientifiques, et qu’il est donc difficile d’aborder sereinement les seconds sans avoir auparavant traité des premiers. L’argumentation que je développerai tient en deux points :

  • On ne peut pas juger de la validité scientifique des résultats de la génétique comportementale sur la base de leurs implications sociales (réelles ou présumées).
  • Ces implications sociales sont plus fantasmatiques que réelles.

Ne pas prendre ses désirs pour des réalités

Un argument que je lis et reçois fréquemment consiste à dire : « si les résultats de la génétique comportementale étaient vrais, cela serait terrible, car cela aurait des conséquences sociales inacceptables : cela légitimerait le racisme, l’eugénisme, la discrimination, etc. Par conséquent tous ces résultats sont faux. Et au passage, si vous soutenez qu’ils sont vrais, c’est que vous devez vous-même avoir des intentions racistes, eugénistes et discriminatoires ».

Si l’on veut bien analyser ce raisonnement calmement, on voit immédiatement qu’il est complètement illogique : il tente de juger de la validité d’une hypothèse scientifique (les gènes ont-ils, oui ou non, un effet sur notre fonctionnement cognitif ?) sur la base des implications supposées de ce résultat, plutôt que sur la base des faits eux-mêmes : la nature du résultat, et la méthode utilisée pour l’obtenir. Or le monde est tel qu’il est, pas nécessairement tel que nous souhaitons qu’il soit. Si une hypothèse scientifique s’avère correcte, elle est correcte, que ses conséquences nous plaisent ou pas. Se permettre de juger de la validité d’un résultat scientifique selon que les implications nous plaisent ou non, c’est simplement prendre ses désirs pour des réalités, et donc potentiellement se leurrer sur l’état du monde.

Par conséquent, même si vous pensez que la génétique comportementale a des implications sociales ou éthiques désastreuses, l’exigence de réalisme suggère de rester ouvert à l’idée que ses résultats soient vrais, et que le monde ne soit pas aussi merveilleux que vous l’espérez.

Par ailleurs, si les conséquences présumées d’une hypothèse scientifique ne permettent pas de juger de sa validité, elles ne permettent pas non plus de juger des intentions des chercheurs qui testent cette hypothèse, en recueillant des données pour la réfuter ou la valider. Par conséquent, il est peut-être à la fois erroné et injuste de prêter aux chercheurs en génétique comportementale des intentions racistes, eugénistes et discriminatoires. Peut-être cherchent-ils juste à mieux comprendre le monde réel, comme les chercheurs de tous les domaines. S’il s’avère que ces travaux ont des implications sociales et éthiques désastreuses, peut-être sont-ils inconscients et irresponsables. Mais à moins qu’ils n’aient eux-mêmes exprimé des opinions racistes ou eugénistes, il est injustifié de leur faire ce procès d’intention.

Accuser des chercheurs d’être de méchants racistes et eugénistes pour mieux balayer d’un revers de main ce qu’ils disent, c’est politiser à tort une question scientifique. Et c’est une méthode pratique pour éviter de prendre en compte les résultats dérangeants. Plus généralement, croire que « les gènes sont de droite, l’environnement est de gauche », c’est finalement empêcher toute approche scientifique objective de la question, en préjugeant (chacun en fonction de ses accointances politiques) de la « bonne » réponse que doivent apporter les travaux de recherche, et en jetant la suspicion sur les motivations politiques des chercheurs qui produisent tel ou tel résultat, et donc en s’autorisant à rejeter sans examen les résultats jugés venir à l’appui des adversaires politiques (réels ou supposés). C’est se tromper de catégorie entre le monde des faits (du ressort de la science) et le monde des valeurs (du ressort de la philosophie, de la politique)[2].

La génétique comportementale a-t-elle vraiment des implications terribles ?

Pour résumer cette première partie, l’argument éthique utilisé à l’encontre des résultats de la génétique comportementale est incohérent et ne fait qu’ajouter de la confusion au débat. De plus il repose sur la prémisse selon laquelle ces résultats auraient des implications désastreuses. Il est maintenant temps d’examiner si cette prémisse est valide.

Concrètement, quelles sont les implications de la génétique comportementale que vous redoutez tant ? Vous avez sans doute en tête l’idéologie raciste du 19ème siècle, s’appuyant sur des résultats scientifiques (plus ou moins valides) comme la mesure de la taille du crâne pour conforter les préjugés racistes préexistants. Tout le monde a également en tête l’idéologie eugéniste, qui préconisait à la fois d’éviter la reproduction d’êtres jugés inférieurs, et de favoriser la reproduction d’êtres jugés supérieurs, qui a conduit à des politiques de stérilisation forcée dans un certain nombre de pays, et aux politiques d’extermination nazies.

Mais est-il bien vrai que ces idéologies et leurs applications intolérables sont liées à la connaissance scientifique en génétique ? En vérité, les connaissances en génétique ne sont ni nécessaires, ni suffisantes pour justifier le racisme et l’eugénisme.

Le racisme et l’eugénisme ont existé sans l’aide de la génétique

Aucun résultat scientifique ne nous invite à haïr, à discriminer, ou à opprimer. Croire que la science puisse dicter une attitude ou une politique, c’est faire une confusion entre le domaine des faits et le domaine des valeurs.

Le racisme existe depuis la nuit des temps et ne nécessite aucune connaissance en génétique. Il se fonde sur des caractéristiques visibles à l’œil nu, dont il est également visible qu’elles se transmettent de parent à enfant. Les hommes n’ont cessé de s’entretuer, de commettre des génocides et des épurations ethniques sans jamais avoir eu besoin de connaissances en génétique. Même les nazis n’avaient aucune connaissance particulière en génétique, et ils n’en avaient nullement besoin, ni pour fabriquer le mythe de la race aryenne, ni pour désigner les peuples et les personnes qu’ils haïssaient, ni pour mettre au point la solution finale.

De même, l’eugénisme dans sa forme historique n’a nécessité aucune connaissance scientifique particulière. A nouveau, le simple constat que les enfants tendent à avoir des caractéristiques similaires à leurs parents a suffi à avoir l’idée de l’eugénisme et à proposer des moyens pour le mettre en pratique. Ni l’idée, ni les moyens n’ont nécessité de connaissance en génétique.

Il arrive bien parfois que certains idéologues ou certains dirigeants revendiquent la science à l’appui de leurs idéologies ou de leur politiques[3]. Mais en général, la science, qu’elle soit citée à bon ou à mauvais escient, n’est qu’un prétexte invoqué à l’appui d’idéologies préexistantes ou de politiques déjà décidées. Aucun résultat scientifique ne peut prescrire une idéologie ou une politique.

De manière générale, les résultats scientifiques ne disent que ce qui est, ils ne font que décrire, modéliser et expliquer le réel. Ils ne disent jamais ce qui est bon, qui relève de nos valeurs, ou ce qu’il faut faire, qui découle de nos valeurs et de nos opinions philosophiques et politiques. Il est donc crucial de distinguer la nature des résultats scientifiques de l’usage qui peut en être fait.

La génétique comportementale nous conduit-elle à l’eugénisme ?

Tous les résultats scientifiques peuvent être utilisés de différentes manières, certaines conformes à nos valeurs, d’autres en contradiction avec elles. Par exemple, toute la connaissance médicale peut être utilisée pour mieux soigner les gens. Elle peut aussi être utilisée pour mieux les tuer, ou pour les handicaper, ou encore pour les discriminer. Souhaitez-vous pour autant interdire la recherche médicale, ou la diffusion des connaissances médicales ? Probablement pas. Ce qu’il faut, c’est interdire les mauvais usages de ces connaissances : c’est pour cela que nous avons déjà des lois interdisant l’homicide, les blessures, les discriminations, et aussi l’usage illégal de la médicine, l’usage incontrôlé des médicaments, etc.

Les résultats de la génétique comportementale, comme tous les résultats scientifiques, peuvent aussi être utilisés soit conformément, soit en contradiction avec nos valeurs. Il nous revient donc (via nos représentants élus) d’interdire ou de réguler les usages qui sont dangereux, en préservant ceux qui ne le sont pas.

Parmi les usages de la génétique qui vous inquiètent sans doute, il y a le nouveau visage de l’eugénisme, que l’on nomme parfois l’eugénisme libéral[4]. Loin de l’eugénisme autoritaire qui s’imposait aux personnes sans leur consentement, il s’agit cette fois de donner des possibilités nouvelles aux parents, en combinant les résultats de la génétique avec les techniques de procréation médicalement assistée dans le but de :

  1. Éliminer les embryons ou fœtus qui porteraient des mutations associées à des maladies graves et incurables.
  2. Eliminer les embryons ou fœtus qui porteraient des variantes génétiques jugées indésirables (par exemple associées à des maladies moins graves, à des troubles cognitifs ou mentaux, ou encore à des caractéristiques jugées indésirables).
  3. Sélectionner les embryons qui porteraient des variantes génétiques jugées particulièrement intéressantes (santé robuste, capacités physiques ou cognitives, choix du sexe).

Actuellement, la première possibilité est déjà légale sous certaines conditions en France, alors que les deux suivantes sont interdites. Le propos de cet article n’est pas de débattre si ces possibilités sont souhaitables ou pas. L’exemple permet simplement de constater qu’il n’y a aucune automaticité entre la connaissance scientifique et son usage. Le législateur s’est déjà saisi de ces questions depuis plusieurs décennies, et a déjà règlementé très strictement l’usage des connaissances génétiques par les lois de bioéthique successives. C’est bien la preuve que c’est possible, et que si certains usages de la génétique peuvent légitimement inquiéter, on peut agir au niveau politique pour prévenir démocratiquement les usages indésirables, sans pour autant interdire (ni dénigrer) les recherches scientifiques dans ce domaine, qui ont aussi des applications bénéfiques (notamment médicales).

Mais au-delà de l’eugénisme libéral et d’autres applications technologiques qui peuvent facilement être règlementées, vous vous inquiétez peut-être aussi de l’impact des connaissances en génétique comportementale sur les attitudes : et si ces recherches montraient que les noirs sont (pour des raisons génétiques) moins intelligents que les blancs ? Et si elles suggéraient que les personnes pauvres ou défavorisées socialement ont de moins bonnes prédispositions génétiques ? Cette connaissance ne serait-elle pas désastreuse ? Ne conduirait-elle pas à justifier le racisme, à naturaliser les inégalités sociales, à justifier les discriminations et à abandonner toutes les politiques sociales en faveur des personnes défavorisées ?

The Bell Curve

C’était de fait l’argumentaire du livre The Bell Curve de Herrnstein & Murray (1994). Pour résumer en quelques phrases un immense débat, ce livre passait en revue les données disponibles à l’époque mettant en évidence :

  • 1. Les différences de scores de QI mesurés entre blancs et noirs américains (en moyenne) ;
  • 2. L’héritabilité du QI (le fait que les différences individuelles de scores de QI sont en partie dues à des différences génétiques).

Il en tirait les conclusions suivantes :

  • 3. Que les différences de QI entre blancs et noirs étaient au moins en partie dues à des différences génétiques ;
  • 4. Et que par conséquent les noirs américains étaient à la place qu’ils méritaient dans la société, et que toutes les politiques sociales destinées à les aider pouvaient être supprimées car vouées à l’échec.

Ce livre a été abondamment critiqué, malheureusement principalement avec de mauvais arguments[5]. En fait, ce n’étaient pas les données qu’il fallait contester, mais les arguments :

  • La conclusion 3) n’est pas correcte : on ne peut pas déduire la source de différences entre groupes à partir de ce que l’on sait des différences intra-groupes, et ce d’autant moins que les noirs et blancs américains sont soumis à des facteurs environnementaux très différents, qui pourraient très bien expliquer la totalité de la différence de QI. C’est le même argument que j’ai déjà fait à propos des différences de QI moyens entre populations.
  • Même si la conclusion 3) était correcte, la conclusion 4) n’en découlerait pas. Quelle que soit l’héritabilité du QI, il est faux qu’on ne puisse pas améliorer le développement intellectuel des enfants par l’éducation[6], et il est faux que tous les programmes sociaux soient voués à l’échec[7]. Des mêmes prémisses, on pourrait aussi bien tirer la conclusion inverse, à savoir qu’il faut encore plus investir dans des programmes sociaux, précisément pour compenser par l’éducation et d’autres facteurs environnementaux les désavantages génétiques de ces populations.[8]

Bref, The Bell Curve est un parfait exemple du fait qu’un résultat scientifique ne détermine pas un choix politique. Ce sont les valeurs et les idéologies qui déterminent les choix politiques. Herrnstein et Murray étaient des conservateurs qui voulaient a priori éradiquer les programmes sociaux et la discrimination positive en faveur des noirs américains, ils ont donc élaboré un raisonnement aboutissant à cette conclusion. Mais d’autres personnes ayant des valeurs différentes pouvaient tirer des mêmes données des conclusions entièrement différentes.

Symétriquement, les détracteurs de Herrnstein et Murray étaient en désaccord avec leurs conclusions, en raison de différences de valeurs. Malheureusement, la plupart d’entre eux se sont sentis obligés, pour mieux rejeter leurs conclusions, de construire des argumentaires impliquant de rejeter les résultats (1 et 2 ci-dessus) sur lesquels ces auteurs s’étaient appuyés. Ils ont eu tort, les résultats étaient fiables, et leur argumentaire incorrect. Malheureusement, cet argumentaire incorrect a jeté un discrédit injustifié mais durable sur toutes les recherches portant sur l’intelligence et sur l’héritabilité, qui pollue encore les débats à ce jour, et a sans doute conditionné votre attitude actuelle vis-à-vis de la génétique comportementale.

La génétique comportementale justifie-t-elle les inégalités sociales ?

Au-delà du cas emblématique, mais quelque peu caricatural, du livre The Bell Curve et du débat racial américain, c’est toute la question des inégalités sociales qui est potentiellement bouleversée par les résultats de la génétique comportementale. A nouveau, il est crucial de distinguer l’explication des inégalités sociales, qui est du ressort de la science, et les politiques que nous souhaitons mener concernant ces inégalités, qui découlent de nos valeurs.

Du côté de l’explication scientifique des inégalités sociales, l’hypothèse couramment admise est celle d’une reproduction sociale perpétuelle[9], les parents ayant un niveau d’éducation et de revenu élevé fournissant à leurs enfants un environnement plus propice au développement cognitif, aux apprentissages scolaires, et donc in fine à l’accession à un statut social élevé, résultat qui produira à son tour les mêmes effets[10]. Cette hypothèse n’est pas contestée. En revanche, il est possible qu’elle n’explique pas tout, et que ne parler que de reproduction sociale occulte une partie de la réalité.

De fait, les travaux de génétique comportementale depuis les années 1970 montrent aussi qu’il existe une corrélation entre les facteurs environnementaux et génétiques : les personnes les plus favorisées socialement ont en moyenne de meilleures prédispositions génétiques pour le développement cognitif et pour les apprentissages scolaires[11], ce qui les aide encore plus à atteindre des positions sociales qu’elles pourront transmettre à la prochaine génération (à la fois socialement et génétiquement). Cette corrélation renforce donc encore la reproduction sociale.

Peut-être craignez-vous qu’un tel résultat soit de nature 1) à « naturaliser les inégalités sociales »[12], donc 2) à les justifier, et par conséquent 3) à justifier l’abandon des politiques sociales en faveur des personnes défavorisées. Pourtant, comme dans le cas de The Bell Curve, aucune de ces implications ne découle du résultat :

  1. L’expression « naturaliser les inégalités sociales » est fallacieuse dans le sens où elle sous-entend que les inégalités seraient entièrement attribuées à des facteurs « naturels ». Or évidemment personne n’imagine que les facteurs génétiques puissent expliquer toutes les différences sociales. L’héritabilité de la réussite scolaire se situe aux alentours de 50%[13], et donc bien en deçà des 100% sous-entendus par le mot « naturalisation ». Autrement dit, les résultats de la génétique comportementale sont parfaitement compatibles avec l’hypothèse d’une reproduction sociale qui s’effectue partiellement par des mécanismes sociaux.
  2. Une explication n’est pas une justification. Croire que ce qui est naturel est forcément bon et doit fournir le modèle pour l’organisation de la société est une erreur de raisonnement que l’on appelle le paralogisme naturaliste. Le fait qu’une partie de l’explication des inégalités sociales serait biologique, donc « naturelle », n’implique en rien qu’on doive s’en satisfaire, et qu’on doive renoncer à réduire ces inégalités. Comme le disait le philosophe moral John Rawls : “The natural distribution is neither just nor unjust…. These are simply natural facts. What is just and unjust is the way that institutions deal with these facts.”[14]
  3. Si vos valeurs vous poussent à vouloir réduire les inégalités sociales, alors rien dans les résultats de la génétique comportementale ne doit vous en dissuader. Il y aura certes toujours des inégalités de prédispositions dues aux facteurs génétiques et autres facteurs biologiques précoces, et on pourra difficilement les modifier. Mais une prédisposition n’est pas une prédestination, et d’autres facteurs entrent aussi en jeu. A défaut de pouvoir changer les facteurs biologiques précoces, on peut tenter de modifier l’environnement des individus dans le but de réduire autant que possible les inégalités. Il n’y a donc pas lieu de renoncer aux politiques sociales qui vous sont chères.

D’ailleurs si l’on prend un peu de recul, c’est exactement ce que l’on peut observer dans le cas d’un nombre croissant de troubles affectant le fonctionnement cognitif : déficiences intellectuelles, autisme, etc. On n’a jamais aussi bien compris les bases génétiques et biologiques précoces de ces troubles. Et simultanément, cette connaissance n’a pas conduit à les laisser à leur place jugée « naturelle » dans la société, à les opprimer ou à les discriminer massivement. Au contraire, on ne s’est jamais aussi bien occupé des personnes concernées, on a imaginé des programmes d’éducation et d’intervention qui permettent de compenser autant que faire se peut (et encore insuffisamment) leurs prédispositions, parfois même en tirant parti des informations génétiques. Et on en a profité pour acquitter les parents qui avaient parfois été injustement culpabilisés des troubles de leurs enfants. Heureusement que les chercheurs et les soignants qui ont accompli cela ne se sont pas laissé décourager par les arguments fallacieux des opposants à la génétique comportementale !

S’il s’avère que les prédispositions génétiques ont une influence, non seulement sur les troubles cognitifs, mais sur toutes les différences individuelles cognitives et scolaires, il y a toutes les raisons de vouloir suivre la même voie que pour les troubles cognitifs, et de mettre en œuvre encore plus résolument des politiques destinées à compenser ces désavantages.

Si l’on veut réduire les inégalités sociales, on a besoin de les comprendre

J’ai suggéré ci-dessus que les résultats de la génétique comportementale étaient parfaitement compatibles avec les politiques sociales en faveur des personnes défavorisées. Cette affirmation mérite d’être reformulée : ces résultats sont compatibles avec l’idée d’intervenir pour réduire ces inégalités, mais laissent ouverte la nature précise de l’intervention. La question de l’efficacité des différents types de politiques possibles de réduction des inégalités est une question empirique qui doit bien sûr être évaluée scientifiquement. Et mon propos ici n’est pas d’ouvrir un débat sur ces politiques.

Mais si l’on veut réduire les inégalités, ne serait-il pas souhaitable de s’appuyer sur la meilleure compréhension possible de la nature et des causes de ces inégalités ? Si les résultats de la génétique comportementale disent de manière convaincante que les inégalités sociales sont en partie dues à des inégalités génétiques, est-ce vraiment une bonne approche que de nier de toutes ses forces ces résultats ? Est-ce de cette manière qu’on a des chances de réduire les inégalités le plus efficacement ?

Certes, il a pu sembler confortable, pendant quelques décennies, de se reposer sur la fable égalitariste selon laquelle les inégalités sociales seraient entièrement causées par des injustices héritées du passé, et selon laquelle il suffirait de compenser ces injustices pour annihiler les inégalités. Mais sommes-nous bien sûrs que les politiques sociales basées sur cette croyance ont été aussi efficaces qu’elles auraient pu l’être ? N’aurait-il pas été possible de faire mieux, en ayant une meilleure compréhension scientifique du sujet ?

Mon propos ici n’est pas d’imaginer de nouvelles politiques publiques fondées sur la génétique comportementale. Ce serait un sujet de recherche en soi. Mais de toute évidence, les résultats de la génétique suggèrent que la réduction des inégalités risque d’être plus difficile que ce que l’on imaginait. Peut-être la compensation des injustices est-elle insuffisante, et faut-il envisager une surcompensation ? Ou peut-être faut-il prendre en compte le fait que les individus ayant des prédispositions différentes, ils ne réagissent pas et ne bénéficient pas tous de la même manière des politiques conçues pour les aider ? Ce sont des pistes à explorer parmi d’autres. En tous cas, si l’on est vraiment déterminé à réduire les inégalités sociales, on aurait tout intérêt à tirer pleinement parti du complément de compréhension que la génétique comportementale apporte à la sociologie.

Conclusions

Si l’idée que nos gènes puissent influer sur nos capacités cognitives vous révulse, vous parait dangereuse et nous conduire tout droit aux retour des abominations nazies, de l’eugénisme, et à l’avènement du Meilleur des mondes, alors peut-être est-il temps de changer d’avis. En effet cette attitude a toutes les caractéristiques d’une panique morale[15]. Du fait à la fois d’un passé chargé et d’une diabolisation savamment entretenue depuis plusieurs décennies, l’idée d’inégalités d’origine génétique évoque spontanément des visions d’horreur, qui empêchent ensuite de raisonner sereinement à la fois sur la validité des résultats et sur les implications de la génétique comportementale. Or les résultats sont robustes, et comme nous l’avons vu ici, les implications ne posent ni plus ni moins de problèmes éthiques que n’importe quel résultat scientifique. La génétique ne dicte aucune attitude ni aucune politique. Certains de ses usages peuvent être problématiques, et doivent donc être surveillés et règlementés. D’autres de ses usages sont potentiellement bénéfiques, en particulier le fait d’apporter une compréhension scientifique plus complète de l’être humain et des causes de ses problèmes. Les défis posés à l’humanité sont immenses. L’ignorance est-elle vraiment une option que l’on peut se permettre ?


[1] Au sens d’Aldous Huxley.

[2] Extrait d’un entretien précédent.

[3] Par exemple : https://ramus-meninges.fr/quand-les-bases-biologiques-de-lhomosexualite-viennent-en-renfort-de-la-lutte-contre-lhomophobie/.

[4] Une introduction amusante à l’eugénisme libéral.

[5] Les principaux mauvais arguments étaient :

  • Ces gens sont des racistes, donc tout ce qu’ils disent est faux ;
  • Le QI c’est n’importe quoi, ça ne mesure pas l’intelligence ;
  • Les tests de QI sont biaisés contre les noirs ;
  • L’héritabilité c’est n’importe quoi.
  • L’intelligence n’est pas héritable.

Pour des réponses à ces critiques, voir :

[6] L’éducation est d’ailleurs le moyen connu le plus puissant pour augmenter l’intelligence : Ritchie, S. J., & Tucker-Drob, E. M. (2018). How Much Does Education Improve Intelligence ? A Meta-Analysis. Psychological Science, 29(8), 1358‑1369. Voir aussi ma vidéo à ce sujet : L’intelligence est-elle acquise?

[7] Ecouter par exemple cette conférence : 0-6 ans: les grands programmes de recherche internationaux (à partir de 4:28:00).

[8] C’était l’un des arguments importants de Ned Block (1995). How heritability misleads about race. Cognition, 56, 99‑128.

[9] Bourdieu, P. (1966). L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture. Revue française de sociologie, 7(3), 325‑347. https://doi.org/10.2307/3319132

Bourdieu, P., & Passeron, J.-C. (1970). La Reproduction : Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Les Editions de Minuit.

[10] Bien entendu, le raisonnement peut se faire de manière symétrique pour les familles les moins favorisées. C’est juste une manière d’exprimer verbalement la corrélation entre l’environnement familial et le devenir de l’enfant.

[11] Ce sujet sera abordé plus en détail dans un article à venir.

En attendant, voici quelques références :

Krapohl, E., Hannigan, L. J., Pingault, J.-B., Patel, H., Kadeva, N., Curtis, C., Breen, G., Newhouse, S. J., Eley, T. C., O’Reilly, P. F., & Plomin, R. (2017). Widespread covariation of early environmental exposures and trait-associated polygenic variation. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(44), 11727‑11732. https://doi.org/10.1073/pnas.1707178114

Lee, J. J., Wedow, R., Okbay, A., Kong, E., Maghzian, O., Zacher, M., Nguyen-Viet, T. A., Bowers, P., Sidorenko, J., Linnér, R. K., Fontana, M. A., Kundu, T., Lee, C., Li, H., Li, R., Royer, R., Timshel, P. N., Walters, R. K., Willoughby, E. A., … Cesarini, D. (2018). Gene discovery and polygenic prediction from a genome-wide association study of educational attainment in 1.1 million individuals. Nature Genetics, 50(8), 1112‑1121. https://doi.org/10.1038/s41588-018-0147-3

Plomin, R., & Bergeman, C. S. (1991). The Nature of Nurture—Genetic Influence on Environmental Measures. Behav Brain Sci, 14, 373‑385.

Trzaskowski, M., Harlaar, N., Arden, R., Krapohl, E., Rimfeld, K., McMillan, A., Dale, P. S., & Plomin, R. (2014). Genetic influence on family socioeconomic status and children’s intelligence. Intelligence, 42, 83‑88.

[12] Voir par exemple : Duru-Bellat, M. (2011). La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? Sociologie, Vol. 2(2), 185‑200.

« Peut-on parler de naturalisation des inégalités économiques ? ». Session de l’Association Française de Sociologie, https://socioeco.hypotheses.org/2718.

[13] de Zeeuw, E. L., de Geus, E. J. C., & Boomsma, D. I. (2015). Meta-analysis of twin studies highlights the importance of genetic variation in primary school educational achievement. Trends in Neuroscience and Education, 4(3), 69‑76. https://doi.org/10.1016/j.tine.2015.06.001

[14] John Rawls (1921). A theory of justice.

[15] Ogien, R. (2004). La panique morale. Grasset & Fasquelle.