par Coralie Chevallier, chargée de recherche à l’Inserm.

J’ai passé mon enfance devant la télé, des heures et des heures (et des heures!) passées devant un écran à regarder des contenus idiots. Je suis aussi la première personne de ma famille à être allée à l’université, et aujourd’hui, je suis chercheuse à l’INSERM. Est-ce une preuve que les écrans ont un impact positif sur la réussite scolaire ? Non, bien sûr !

Nous savons tous qu’il ne faut pas confondre anecdote et données scientifiques. Et nous savons aussi qu’il faut distinguer corrélation et causalité. Ce n’est pas parce que j’ai beaucoup regardé la télé ET bien réussi à l’école que la télé a causé ma réussite. J’ai pu réussir dans la vie pour toutes sortes de raisons autres : la chance, par exemple (la chance de grandir dans un environnement bienveillant, ou celle d’avoir tiré un bon ticket à la grande loterie génétique qui détermine, en partie, qui nous sommes).

Dans un article récent paru dans JAMA1, ces précautions intellectuelles sont en partie mises de coté pour « montrer » ce que tout le monde se tue à répéter : les écrans, c’est mal. Les écrans nuisent au développement cognitif des enfants. Les écrans doivent être utilisés le moins possible. Les écrans ont un impact négatif sur le développement du langage. Il faut arrêter avec les écrans.

Il s’agit ici d’une méta-analyse, c’est à dire que plusieurs études scientifiques sont mises ensemble dans le but de produire une estimation plus robuste des résultats. Cette méta-analyse est par ailleurs publiée dans l’une des meilleures revues de médecine. A priori, donc, on a toutes les raisons d’avoir confiance dans la recommandation éducative qui est faite en fin d’article : « limiter l’exposition aux écrans, proposer des contenus de bonne qualité, et regarder avec son enfant lorsque cela est possible ». Alors pourquoi douter ?Les écrans c'est pas méchant! Et si on s'occupait autrement

1) Les méta-analyses sont un instrument puissant pour améliorer l’estimation des effets, mais seulement si les études individuelles incluses dans les méta-analyses sont de bonne qualité. Si on met ensemble plein de mauvaises études, on fait une mauvaise méta-analyse. Ce problème est en partie corrigé par le fait que les estimateurs donnent moins de poids aux petites études, et par le fait que la méta-analyse inclut aussi un certain nombre d’études à grande échelle. Néanmoins, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, la validité des résultats rapportés dans leur méta-analyse est nécessairement affectée par l’inclusion d’études réalisées sur de petites populations.

2) Les études incluses dans la méta-analyse sont corrélationnelles. Ce qui est observé dans l’article, c’est que, en moyenne, lorsque toutes ces études corrélationnelles sont mises ensemble, le temps d’écran est associé à de plus faibles performances langagières. Mais de la même manière qu’on ne pouvait pas dire que c’est le fait de regarder beaucoup la télé qui a causé ma réussite scolaire, on ne peut pas dire ici que beaucoup de temps d’écran cause les faibles performances. Qui sont les enfants qui regardent peu les écrans ? Peut-on imaginer que les familles qui autorisent peu les écrans soient différentes de celles où les écrans sont beaucoup utilisés ? Si oui, ces différences peuvent-elles expliquer les différences de performances en langage des enfants ? Comme vous en aurez probablement l’intuition, ce n’est pas impossible… C’est même probable.

Pour ne citer que quelques exemples,  les familles où les enfants regardent le plus les écrans sont en moyenne plus pauvres et moins éduquées. Et on a de bonnes raisons de penser que le niveau d’éducation des parents et leur niveau de ressources peuvent influencer le langage des enfants, indépendamment de la consommation d’écrans. Ce problème affecte aussi la deuxième conclusion de l’article sur l’importance du fait que l’adulte regarde le contenu à côté de son enfant. Qui sont les parents qui s’asseyent à côté de leurs enfants pour regarder la télévision et parler du contenu avec eux ? Ont-ils des caractéristiques différentes des parents qui laissent les enfants seuls devant des écrans ? Même si le niveau socioéconomique est souvent inclus dans les modèles statistiques, il est impossible de contrôler l’ensemble des facteurs (souvent appelés « inobservables ») qui peuvent influencer la corrélation entre écrans et développement cognitif.2

3) Pour toutes les études de la méta-analyse, la mesure du temps d’écran est un simple questionnaire rempli par les parents. Dans ce type de questionnaires, on sait que les répondants ne disent pas complètement la vérité, en particulier lorsque la norme sociale privilégie un type de réponse plutôt qu’un autre. C’est pour cette raison que les instituts de sondage sont obligés de redresser les réponses, pour compenser le fait que, par exemple, les Français sous-déclarent leur adhésion au Rassemblement National. Dans le cas qui nous concerne ici, les mesures auto-déclarées posent un problème spécifique, qui est que la mesure pourrait ne pas être biaisée de la même manière pour tous les groupes sociaux. On peut ainsi imaginer que les familles éduquées soient davantage influencées par la norme du « pas d’écran » que les familles moins éduquées. Si c’est le cas, cela pourrait conduire les familles les plus éduquées à davantage sous-déclarer le temps d’écran que les familles moins éduquées, créant ainsi une association statistique artéfactuelle.

Prises ensemble, ces trois critiques devraient conduire à la conclusion suivante : « Des études, souvent à petite échelle, montrent qu’il existe une corrélation entre le temps d’écran rapporté par les parents et les performances de langage des enfants. En l’absence de mesure objective et d’une méthodologie d’évaluation causale, il est impossible pour le moment de formuler une recommandation fiable pour les parents, les personnels de santé, et le monde de l’éducation ».

Mais alors, ne faut-il pas dans ce cas adopter le « principe de précaution » ? Que risque t-on à être trop prudents ?

On risque tout simplement de nuire, en particulier aux populations les plus défavorisées. Tout d’abord, la recommandation de ne pas utiliser les écrans est stigmatisante pour les familles qui consomment beaucoup d’écran. En résumé, on est en train de leur dire que les loisirs qu’ils choisissent pour leurs enfants sont en réalité toxiques. Si c’est le cas, il faut bien sûr le dire. Mais si ce n’est pas le cas, cette stigmatisation n’est pas éthique. Ensuite, il n’est pas  impossible que la recommandation ait un effet néfaste sur certaines populations. On peut par exemple imaginer que les enfants qui grandissent dans des familles très peu éduquées bénéficient d’opportunités langagières supérieures en regardant la télé : vocabulaire plus diversifié, syntaxe correcte, narrations, etc.

Toute la question, en effet, est de savoir quel serait le substitut de la télé si elle était plus souvent éteinte. Pour les auteurs, il est raisonnable d’imaginer qu’il s’agirait d’activités comme le dessin ou la lecture. Mais ils ne testent pas cette hypothèse. De fait, nous venons de terminer une étude à grande échelle qui montre que cela ne va pas de soi.

L’objectif de notre étude était d’évaluer l’impact d’un programme éducatif visant à améliorer les performances scolaires en REP et REP+. Pour évaluer ce programme, nous avons utilisé la méthodologie la plus solide, celle de l’essai randomisé contrôlé, qui implique de distribuer aléatoirement les élèves entre un groupe qui reçoit l’intervention (le groupe dit traitement) et un groupe qui ne reçoit pas l’intervention (le groupe dit contrôle). Cette méthode permet de véritablement tester l’impact causal d’un programme éducatif sur les performances scolaires puisque la seule chose qui change entre le groupe traitement et le groupe contrôle, c’est précisément le fait de bénéficier, ou non, du programme. Nous avons par ailleurs déployé l’étude à grande échelle, auprès de plus de 20,000 collégiens sur tout le territoire français.3

Nos résultats montrent que le programme a un effet sur les notes : les élèves bénéficiaires réussissent mieux à l’école que les élèves du groupe contrôle. Nos résultats montrent aussi que le programme a un effet sur le temps d’écran : les élèves bénéficiaires déclarent passer plus de temps (oui, plus, pas moins) à regarder des écrans. Comment peut-on expliquer ce résultat sachant que les notes de ces mêmes élèves s’améliorent ? Notre étude ne permet pas de répondre à cette question, mais une possibilité est que regarder plus d’écrans, c’est faire moins d’activités qui nuisent à la réussite scolaire (être dehors sur un banc à découvrir les joies du tabac, par exemple). Autrement dit, le temps d’exposition aux écrans n’a pas nécessairement un effet positif ou négatif en soi : tout dépend à quoi il se substitue pour un enfant donné dans une famille donnée.

En matière de politique éducative, il nous faut appliquer la même rigueur scientifique qu’en médecine et se garder de faire des recommandations sur la base d’études corrélationnelles, à petite échelle, et utilisant des mesures déclaratives. Esther Duflo a reçu cette année le prix Nobel d’économie pour avoir appliqué les méthodes les plus exigeantes des essais cliniques à de grandes questions de politiques publiques. Il ne viendrait à personne l’idée de prescrire des médicaments non testés ou mal testés. Ayons la même exigence pour les recommandations éducatives !


  1. Madigan, S., McArthur, B. A., Anhorn, C., Eirich, R., & Christakis, D. A. (2020). Associations Between Screen Use and Child Language Skills : A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA Pediatrics. https://doi.org/10.1001/jamapediatrics.2020.0327
  2. Sur cette question de la causalité, voir également l’article d’Ava Guez et Franck Ramus.
  3. Huillery, Bouguen, Charpentier, Algan, & Chevallier, in preparation. The Impact of a Large-Scale Mindset Intervention on School Outcomes: Experimental Evidence from France.