L’année dernière a été publié une rare étude française portant sur l’effet de l’exposition aux écrans sur les troubles du langage chez l’enfant (Collet et al. 2019). Un compte-rendu en français vient d’en être diffusé sur le site Santé publique France. Cette étude est intéressante et contribue au débat. Mais il y a fort à parier qu’elle va faire l’objet de commentaires allant bien au-delà de ce qu’autorisent les données. En particulier, si ce que montre l’étude va être largement diffusé, amplifié, et exagéré, il est prévisible que les commentateurs et médias oublieront de mentionner ce que ne montre pas l’étude, voire lui feront dire le contraire de ce qu’elle dit.

Mon propos n’est pas de faire un compte-rendu ni une critique complète de l’étude. On pourrait évidemment s’étendre sur ses diverses limites : l’effectif limité, le fait que les enfants avec et sans troubles n’ont pas été recrutés par les mêmes canaux, l’absence de correction pour les tests statistiques multiples. Toute étude a ses limites, bien entendu. On pourrait aussi souligner le fait qu’il s’agit d’une étude qui ne montre qu’une corrélation, une association statistique, et que l’établissement d’un lien de causalité nécessite un tout autre niveau de preuve. C’était l’objet de notre précédent article sur le lien entre l’exposition aux écrans et le QI des enfants. Ici, je veux simplement compléter les comptes-rendus médiatiques en mettant en exergue tous les facteurs d’exposition aux écrans dont cette étude n’a pas montré d’association avec les troubles du langage.

En effet, cette étude a comparé pas moins de 21 variables d’exposition aux écrans entre les enfants ayant un trouble du langage et le groupe contrôle. La première constatation intéressante est que, lorsqu’on ne contrôle aucun facteur confondu, 11 variables sur les 21 diffèrent significativement entre les deux groupes. En revanche, lorsque l’on contrôle le sexe, la présence de frères et sœurs plus âgés, la situation familiale, et le niveau d’étude des parents, autant de variables qui diffèrent entre les deux groupes, qui à la fois sont associées à l’exposition aux écrans et sont des facteurs de risque pour les troubles du langage, alors il ne reste plus que 2 variables qui diffèrent entre les deux groupes. Cette simple constatation montre toute l’étendue des facteurs qui sont confondus avec l’association statistique entre écrans et troubles du développement, et la très grande prudence avec laquelle il faut donc considérer de telles corrélations. De toute évidence, seuls les résultats ajustés sur un maximum de ces facteurs confondus sont à prendre au sérieux (c’est d’ailleurs bien ce que font les auteurs de l’étude).

La deuxième constatation intéressante, c’est justement que sur ces 21 variables, seules 2 ont montré une différence significative entre les deux groupes. Autrement dit, 19 des 21 facteurs d’exposition aux écrans n’ont pas montré d’association statistiquement significative avec les troubles du langage. Pour que les choses soient bien claires, j’en fais la liste ci-dessous.

Facteurs qui ont montré une différence statistiquement significative (et indépendante les unes des autres) entre enfants avec troubles du langage et enfants contrôles :

  1. Exposition aux écrans le matin avant d’aller à l’école.
  2. Parler rarement ou jamais du contenu des écrans avec l’enfant.

Facteurs qui n’ont pas montré une différence statistiquement significative (et indépendante les unes des autres) entre enfants avec troubles du langage et enfants contrôles :

  1. Age de la première exposition aux écrans.
  2. Première exposition aux écrans avant 24 mois.
  3. Nombre d’écrans à la maison supérieur à 6.
  4. Durée hebdomadaire d’exposition aux écrans.
  5. Accès à la télévision.
  6. Accès à un ordinateur.
  7. Accès à une console de jeux.
  8. Accès à une tablette.
  9. Accès à un smartphone.
  10. Exposition aux écrans les jours d’école.
  11. Exposition aux écrans les jours sans école.
  12. Exposition aux écrans pendant les vacances.
  13. Exposition aux écrans pendant le déjeuner.
  14. Exposition aux écrans pendant l’après-midi.
  15. Exposition aux écrans pendant le dîner.
  16. Exposition aux écrans le soir avant de se coucher.
  17. Télévision allumée en bruit de fond.
  18. Prendre le temps de faire des activités avec les enfants.
  19. Prendre le temps de communiquer avec les enfants.

Bien entendu, les résultats nuls sont difficiles à interpréter. Ces 19 absences de différence ne sont pas 19 preuves d’une absence de différence. L’effectif limité de l’étude peut avoir limité la possibilité d’observer des différences statistiquement significatives. Mais on ne peut pas non plus présenter une limite de l’étude comme fournissant une preuve de quoi que ce soit !

Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucune exposition problématique aux écrans. Il existe de toute évidence dans certaines familles des expositions très excessives, qui ont des effets délétères sur le développement de l’enfant. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant que le résultat le plus fort de cette étude concerne l’exposition aux écrans le matin avant l’école, c’est-à-dire à un moment où elle n’est nullement justifiée, où elle peut se substituer à du temps de sommeil, et on peut soupçonner que cette exposition matinale soit en fait un révélateur de bien d’autres problèmes.

Il ne s’agit pas non plus de nier que certains contenus soient problématiques. Au contraire, il est urgent de s’intéresser aux effets de contenus et d’usages spécifiques, plutôt que de continuer à mettre en cause « l’exposition aux écrans », notion vide de sens tant elle recouvre des situations hétérogènes. De ce point de vue, il est aussi intéressant que dans cette étude, le deuxième facteur significatif (quoique pas après une correction statistique pour tests multiples) traduise le désintérêt des parents pour ce que les enfants voient sur les écrans.

Tant que l’on en reste au facteur vague et hétérogène « exposition aux écrans », on ne peut que constater que les résultats de toutes les études disponibles montrent des effets faibles, qui sont largement exagérés dans les médias et livres grand public. Les écrans justifient une vigilance par rapport aux expositions excessives et aux contenus douteux, mais pas la panique généralisée que l’on observe actuellement.

Pour en revenir au principal propos de cet article, il sera intéressant d’observer, parmi tous les commentateurs dans tous les médias, lesquels penseront à mentionner que dans cette étude, la plupart des facteurs d’exposition aux écrans n’ont pas montré de lien avec les troubles du langage. Et lesquels, non seulement s’abstiendront de le mentionner, mais au contraire, emportés par leur enthousiasme, présenteront à tort certains des 19 facteurs n’ayant pas d’effet comme en ayant un. Rendez-vous dans les commentaires ci-dessous pour compter les points.

Référence

Collet, M., Gagnière, B., Rousseau, C., Chapron, A., Fiquet, L., & Certain, C. (2019). Case–control study found that primary language disorders were associated with screen exposure. Acta Paediatrica, 108(6), 1103–1109. https://doi.org/10.1111/apa.14639