Après un premier article abordant les différentes causes des difficultés d’apprentissage de la lecture, celui-ci détaille l’approche « réponse à l’intervention » qui fournit une stratégie globale permettant de détecter et de remédier aux difficultés de lecture, quelles qu’en soient les causes, en fournissant une réponse graduée aux besoins particuliers de certains élèves. 

Ces deux articles ont été publiés, sous une forme légèrement différente, en un seul article dans Administration et Education, 157, 109-117.

D’après les statistiques de l’Education Nationale, environ 18-20% des élèves sortent de l’école élémentaire avec de faibles capacités de compréhension de texte. De plus, les différentes études sont unanimes pour constater que la situation a empiré, partant de 11-15% à la fin des années 90 (Cnesco, 2016, Daussin, Keskpaik, & Rocher, 2011). La situation est suffisamment alarmante pour que la passivité ne soit plus de mise, et justifie des actions énergiques. Mais lesquelles ? Dans cet article, je vais exposer, le modèle appelé « réponse à l’intervention », un modèle qui a fait ses preuves et qui combine judicieusement évaluations des acquis des élèves et interventions pédagogiques.

L’approche qui a été mise au point progressivement au cours des dernières décennies par des collègues américains (notamment Torgesen et al., 2001, 2006) a prouvé son efficacité dans des études d’évaluation rigoureuses, et a des qualités importantes qui méritent d’être reconnues et dont on pourrait s’inspirer. En premier lieu, elle rejette le diagnostic par l’échec (système surnommé wait to fail – attendre l’échec). S’il faut attendre un diagnostic formel de dyslexie (impossible avant la fin du CE1) pour aider un enfant en difficulté, on intervient immanquablement trop tard : l’enfant est en difficulté depuis au moins deux ans, il a accumulé un retard difficile à rattraper, à la fois en lecture et dans d’autres apprentissages, et en conséquence, les relations peuvent s’être dégradées avec l’enseignant, ses parents, et ses camarades. Si l’on veut vraiment aider les enfants dyslexiques, il faut commencer à le faire avant qu’ils ne soient en situation d’échec généralisé, et par conséquent avant un véritable diagnostic. C’est cette constatation qui a conduit les chercheurs à proposer des interventions pédagogiques précoces à tous les faibles lecteurs, quelles que soient les causes supposées de leurs difficultés. Cette démarche permet non seulement de mieux venir en aide aux enfants dyslexiques, mais aussi d’aider tous les autres qui sont en difficulté. D’une approche « attendre l’échec », on passe à une approche dite « réponse à l’intervention » : au lieu d’allouer les aides en fonctions de catégories , on les alloue en fonction des besoins, puis on évalue les résultats (la réponse aux interventions), et en fonction des résultats on décide de la suite à donner à la prise en charge. Une telle approche est de toute évidence la plus pragmatique et la plus rationnelle, et permet surtout d’intervenir immédiatement, dès que les premières difficultés se manifestent, d’arrêter d’intervenir lorsque ce n’est plus nécessaire, et de renforcer ou de modifier l’intervention lorsque c’est nécessaire.

L’approche « réponse à l’intervention » se décline typiquement en trois stades. Le premier stade est simplement l’enseignement de la lecture dispensé à tous les enfants, qui doit être fondé sur des données probantes, c’est-à-dire sur des méthodes qui ont prouvé leur efficacité. Ainsi qu’on le sait avec certitude depuis les méta-analyses du National reading panel (National institute of child health and human development, 2000 ; Observatoire national de la lecture, 2005; Ramus et al., 2006) et les travaux francophones équivalents (Braibant & Gérard, 2004; Goigoux, 2000, 2015), il s’agit des méthodes dites phoniques, qui reposent sur l’enseignement systématique de toutes les correspondances graphèmes-phonèmes. Ce n’est qu’à cette première condition que l’on peut espérer prévenir au maximum les difficultés de lecture.

Le deuxième stade prescrit que les enseignants doivent repérer le plus tôt possible (dès le milieu du CP) les enfants en difficulté de lecture, sans diagnostic et sans préjuger d’aucune cause. Autrement dit, on traite de manière indiscriminée les enfants qui deviendront dyslexiques, ceux qui ont un trouble du langage, ceux qui ont un retard passager, ceux qui ont une déficience intellectuelle, ceux qui sont défavorisés d’un point de vue socio-culturel, etc. Quelle qu’en soit la raison, s’ils n’ont pas bien profité de l’enseignement de la lecture en classe entière, on doit leur proposer un autre enseignement, plus adapté à leurs besoins. Les interventions qui ont fait la preuve d’une certaine efficacité sont celles qui contiennent les mêmes ingrédients que les méthodes phoniques de lecture (entraînement de la conscience phonologique, exercices de discrimination, d’analyse et de synthèse, enseignement des relations graphèmes-phonèmes), mais qui les mettent en œuvre d’une manière plus intensive, plus explicite et plus systématique que les méthodes généralistes de lecture, et ce en petits groupes d’enfants à besoins similaires. Ces interventions permettent à environ 50% de ces enfants de rattraper leur retard en lecture et le niveau moyen de la classe[1] (Figure 1).

Figure 1. Les élèves bénéficiant de l’approche « réponse à l’intervention » gagnent en moyenne 10 points standards (2/3 d’écart-type de la population) dans les scores en compréhension de lecture, entre le début et la fin de l’intervention. Ces gains se maintiennent jusqu’à 2 ans après l’intervention. Les progrès sont similaires dans les deux interventions testées, toutes les deux phoniques, l’une d’orientation synthétique (LIPS: Lindamood Phoneme Sequencing program) et l’autre d’orientation analytique (EP: Embedded Phonics). Source: Torgesen et al. (2001).

Reste un petit nombre d’enfants, qui malgré un enseignement généraliste de qualité (stade 1) et une intervention pédagogique ciblée (stade 2), n’atteignent toujours pas des compétences en lecture suffisantes (Figure 2; on est alors à la fin du CP ou au début du CE1). Ils entrent alors dans le 3ème stade, sur lequel les avis sont plus partagés que sur les deux premiers. La plupart des auteurs recommandent simplement de poursuivre le même type d’intervention qu’au stade 2, faute de l’absence de preuve expérimentale solide qu’une approche alternative aurait plus d’efficacité. Il est néanmoins naturel de penser que c’est à ce stade que les interventions doivent plus s’individualiser, sur la base d’un bilan plus précis des difficultés de lecture de l’enfant. Le soutien des enseignants spécialisés devrait alors être utile.

Figure 2. Répartition des résultats en quartiles de progrès. Environ 50% des élèves bénéficiant d’une intervention de stade 2 atteignent durablement le niveau normal de lecture pour leur âge. 50% des élèves montrent des progrès réels, mais insuffisants et moins durables (lignes pointillée et continue). Source: Torgesen et al. (2001).

Pour les élèves qui ne progressent pas suffisamment au cours du stade 3 (milieu du CE1), il est légitime d’aller au-delà du tout pédagogique, et d’orienter vers des bilans médicaux, neuropsychologiques, orthophoniques, qui déboucheront (ou pas) sur un diagnostic (vers la fin du CE1). L’enfant accèdera alors éventuellement à d’autres types de prises en charge, qui ne sont plus du ressort exclusif du système éducatif. Ce qui ne libère en rien l’enseignant de ses obligations de fournir un enseignement adapté aux besoins particuliers de l’élève, adaptation qui sera d’autant plus pertinente qu’elle sera établie en concertation avec les professionnels de santé qui s’occupent également de l’enfant. Enfin, rappelons que dès le stade 2, et aussi longtemps que nécessaire durant la scolarité de l’élève, il est impératif de mettre en place des aménagements appropriés, condition nécessaire pour éviter que l’enfant ne passe d’une difficulté spécifique à la lecture à un échec scolaire généralisé. Les différents dispositifs de plan personnalisé existent pour cela, notamment le plan d’accompagnement personnalisé, qui pourrait être mis en œuvre avant même un diagnostic médical, et donc être utilisé dans l’esprit de l’approche « réponse à l’intervention ».

En mettant le système éducatif face à ses responsabilités et en lui faisant porter clairement la charge de la réponse à la difficulté scolaire, au moins en première et en deuxième intention, sans pour autant le laisser en roue libre grâce à une méthodologie très structurée, cette approche a aussi l’intérêt non négligeable de différer le recours aux professionnels de santé tant que la situation ne le justifie pas. Ce qui permet notamment d’éviter, comme c’est trop souvent le cas actuellement, d’engorger l’emploi du temps des orthophonistes avec des enfants qui ont juste besoin qu’on leur enseigne la lecture d’une manière un peu plus structurée et intensive.

Conclusions

On voit donc qu’il y a continuité totale entre la simple difficulté d’apprentissage de la lecture et la dyslexie développementale, trouble dûment répertorié dans les classifications médicales internationales. De plus, le mieux que l’on puisse faire pour la dyslexie est de la traiter, en première intention, par les mêmes interventions pédagogiques que celles destinées à tous les faibles lecteurs. Un diagnostic fiable ne peut être établi et n’est pas nécessaire avant la fin du CE1. En revanche, il n’est pas souhaitable de retarder la démarche diagnostique bien au-delà, lorsque les difficultés de lecture persistent malgré les interventions pédagogiques adaptées.

A quelles conditions la France pourrait-elle prendre en charge efficacement tous les élèves en difficulté de lecture, selon l’approche déclinée ci-dessus ? Les principales conditions me semblent être les suivantes :

  1. Afin d’assurer le stade 1, les programmes doivent définir de manière beaucoup plus explicite les objectifs à atteindre pour l’enseignement de la lecture au CP et au CE1. Les programmes de 2006 (Bulletin officiel n° 13 du 31 mars 2006) avaient fait un effort dans cette direction, mais ils ont vite été remplacés par d’autres programmes fixant des objectifs beaucoup plus vagues à une lointaine échéance. Il en résulte que les pratiques enseignantes au CP restent très hétérogènes, et induisent des résultats tout aussi hétérogènes, comme l’a montré l’étude récente « Lire et écrire » (Goigoux, 2015).
  2. Des évaluations précises et normées en milieu de CP et en début de CE1 sont nécessaires pour permettre aux enseignants de détecter les élèves nécessitant une intervention ciblée de stade 2, puis de stade 3. Dans ce but, les évaluations informelles des enseignants sont insuffisantes, car elles permettent au mieux de situer l’élève au sein de sa classe ou de son école. Il importe que l’enseignant puisse situer chaque élève relativement à des normes nationales, de manière à ce que la notion de « difficulté » soit la même partout et que les mêmes opportunités soient offertes sur tout le territoire. Seules des évaluations nationales sont en mesure de produire de telles normes.
  3. Les enseignants de CP et de CE1 doivent être formés et outillés pour être en mesure de mener à bien l’enseignement de la lecture selon les prescriptions du stade 1, et les interventions de stade 2 et de stade 3. La nécessité d’une formation adéquate concerne aussi les enseignants spécialisés (appelés à intervenir au stade 3), ainsi que les psychologues scolaires.

C’est à ces conditions que l’on pourrait espérer ramener le taux d’échec de l’enseignement de la lecture bien en-deçà du taux actuel catastrophique de 20%.

Bibliographie

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[1] Il existe une littérature très importante à ce sujet et une description détaillée des pratiques pédagogiques et des outils impliqués nécessiterait un article entier. On pourra se reporter aux sites du programme PARLER http://std.editions-cigale.com/programme-parler, du programme Parler Bambin http://www.parlerbambin.fr/, et à celui du laboratoire Cognisciences http://www.cognisciences.com/rubrique.php3?id_rubrique=3.