Dans le magazine Psychologies de mars 2014, Lucie, 6 ans, demande « Je veux devenir un garçon. Pourquoi ce n’est pas possible? ». Et la psychanalyste Claude Halmos lui répond. S’ensuivirent de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux (relancées récemment) accusant Claude Halmos de transphobie et s’offusquant qu’elle nie le désir d’un enfant de changer de sexe.

Je ne suis pas connu pour mes sympathies avec la psychanalyse, et la réponse de Claude Halmos est loin d’être parfaite, néanmoins les réactions à sa réponse me paraissent inappropriées, la plupart confondant les faits (le sexe existe-t-il? peut-on en changer?) avec les jugements de valeur (les personnes transgenres méritent-telles d’être respectées et soutenues?). J’ai déjà examiné ce genre de sophismes dans deux autres articles, l’un sur les bases biologiques de l’homosexualité, l’autre sur les différences entre les sexes. Ici, je propose de se poser la question: Qu’est-ce que Claude Halmos aurait pu écrire de plus intelligent?

1) Reconnaitre que la demande est ambigüe et sous-spécifiée. On n’a aucune information sur le sexe de Lucie (est-elle sans ambiguïté une fille, ou a-t-elle une condition intersexuée?), ni sur son identité de genre (se sent-elle fille ou garçon?). Sa demande n’est pas claire: on ne sait pas si elle veut un corps de garçon, un comportement de garçon, des activités de garçon, être un garçon aux yeux des autres… Les raisons de sa demande non plus: on ne sait pas si elle veut devenir un garçon parce que c’est plus cool (à ses yeux de fille de 6 ans), ou parce que c’est la seule chose qu’elle puisse imaginer être. Bref, on ne sait rien, donc on ne peut rien répondre de pertinent pour elle. Claude Halmos, comme beaucoup de psychanalystes, devrait avoir l’humilité de reconnaître quand elle n’a pas assez d’éléments ou de connaissances pour répondre à une demande, plutôt que d’avoir toujours réponse à tout et de l’exprimer avec une grande assurance.

2) Du coup, une démarche intelligente aurait été de se servir de cette question pour expliquer les différentes possibilités, et la différence entre les notions de sexe, de genre, et d’identité de genre:

  • Expliquer que le sexe n’est ni une notion intuitive, ni une heuristique cognitive, ni une construction sociale (comme l’ont affirmé certains commentateurs), que c’est une fonction biologique liée aux chromosomes sexuels et aux organes génitaux internes et externes, qui donne un sexe non ambigu à plus de 99% des gens, et qui produit aussi parfois des conditions intersexuées. Que si on n’est pas satisfait de son sexe, on peut tenter de se rapprocher de l’autre sexe par diverses opérations et traitements hormonaux, mais qu’on ne peut pas changer complètement de sexe (dans l’état actuel de la médecine et de la technologie).
  • Expliquer que l’identité de genre (se sent-on masculin ou féminin ou autre) est le plus souvent cohérente avec le sexe, mais parfois pas, d’où le désir exprimé par certaines personnes de changer de sexe.
  • Expliquer que le genre (est-ce qu’on adopte des comportements et rôles typiquement masculins ou féminins ou autres) est une construction sociale malléable, et qu’il est possible et acceptable d’adopter celui qu’on souhaite, notamment celui correspondant à son identité de genre plutôt que celui correspondant à son sexe (s’il y a différence entre les deux). Et que les situations intermédiaires entre les pôles masculins et féminins sont possibles aussi. Bref, expliquer qu’à défaut de changer de sexe, on peut adopter le genre souhaité, que ce n’est pas un problème, et qu’on peut se faire accompagner si nécessaire.

Que conclure de cette controverse?
A mon sens, ce dont ont besoin les personnes LGBT, c’est que l’on reconnaisse, respecte et garantisse totalement leur droit à vivre selon l’identité de genre et l’orientation sexuelle qu’elles ressentent, et à exprimer le genre qu’elles souhaitent. Mais cela n’implique pas de nier le sexe, ni de soutenir qu’il soit possible de véritablement en changer. Le sexe existe et est bien défini biologiquement, qu’on le veuille ou non*. En changer complètement n’est pas possible, c’est la réalité actuelle. Dire cela n’est pas être transphobe, car c’est un état de fait, pas un jugement de valeur. Le genre est une notion valide, mais qui ne se substitue pas au sexe. C’est la distinction entre les deux et l’usage approprié de chacun qui est utile. Nier le sexe ne fait qu’induire la confusion dans les débats, et cela fournit une cible facile et contribue à radicaliser les traditionalistes qui s’opposent à la notion même de genre. Soutenir l’idée qu’on puisse changer de sexe (plutôt que de genre) n’aide pas les personnes transgenres dans la mesure où cela revient à leur faire une promesse impossible à tenir.

Post-scriptum

ajouté pour synthétiser et répondre à de nombreux commentaires lus sur les réseaux sociaux.

Au cœur de la controverse, se situe l’interprétation du mot « garçon », dans la phrase de Lucie « Je veux devenir un garçon ». J’avoue ne l’avoir compris que dans un second temps, tant l’interprétation était évidente pour moi. Et je continue à penser que mon interprétation se défend (plutôt mieux que l’alternative).

Pour beaucoup de gens qui ont réagi violemment à la réponse de Claude Halmos (et dans une certaine mesure, à la mienne), le mot garçon est évidemment à interpréter comme reflétant un genre. Et la demande de Julie est évidemment à interpréter comme reflétant une identité de genre masculine. Et toute réponse signalant qu’il n’est pas possible pour une fille d’être un garçon (parce qu’interprétant le mot « garçon » comme indiquant un sexe) est évidemment une négation de l’identité de genre de cet enfant, et traduit donc évidemment de la transphobie.
Je conviens qu’il s’agit là d’interprétations possibles, mais il ne s’agit là que d’interprétations possibles parmi d’autres. Et je tiens à souligner qu’aucun de ces « évidemment » n’est véritablement évident.
1) quand une fille de 6 ans parle de garçon, parle-t-elle de la moitié de la population qui est physiquement distincte des filles (qui correspondrait à la notion de sexe), ou parle-t-elle des individus qui adoptent des comportements et des rôles genrés typiques de la masculinité (notion de genre)? On ne sait pas ce qu’elle avait dans la tête en disant cette phrase, mais pour moi l’interprétation en termes de sexe est au moins aussi plausible pour une enfant de 6 ans qu’une interprétation en termes de genre.
2) Julie a-t-elle une identité de genre masculine? Peut-être, mais on n’en sait rien et c’est loin d’être clair. Par exemple, si elle se sentait garçon, elle aurait pu dire: « Je suis un garçon, pourtant tout le monde dit que je suis une fille. Pourquoi? ». Ou encore: « Je suis née fille mais je me sens garçon et je veux vivre comme un garçon. Pourquoi c’est impossible? ». Dans ces cas son identité de genre aurait été claire. Mais elle dit: « Je voudrais devenir un garçon », ce qui pour moi sous-entend qu’elle n’en est pas un et qu’elle reconnait donc son identité de fille. Elle ne manifeste pas de manière évidente un genre masculin.
3) Par conséquent, si Julie ne manifeste pas de genre masculin, personne ne nie son identité de genre.
4) Quand bien même aurait-elle une identité de genre masculine, et quelqu’un en douterait-il, parler de transphobie est un procès d’intention totalement inapproprié. La transphobie est une hostilité envers les personnes transgenres. Méconnaître ou ne pas reconnaître l’identité de quelqu’un (a fortiori dans un cas aussi peu clair) n’est pas la même chose que nier son existence, et encore moins que lui être hostile. On peut douter de tout, c’est la base même de la science. Même si ça vexe des gens. Ca n’implique pas qu’on leur soit hostile ou qu’on leur manque de respect.
Bref, comme je l’ai dit, la situation est sous-spécifiée et ouverte à de multiples interprétations.
Raison de plus pour faire preuve d’un peu de retenue et ne pas accuser les gens de transphobie, alors que ce qu’ils disent est parfaitement compatible avec le contraire.
De manière plus générale, la tendance consistant à vouloir tout analyser au prisme du genre et à vouloir remplacer le mot sexe par le mot genre dans toutes les phrases ne contribue pas à la clarté de la pensée ni à la sérénité des débats.