Franck Ramus et Ghislaine Labouret

Dans un article publié dans le Monde le 23 juin 2018, le journaliste Stéphane Foucart répond sans nous citer à notre article sur la baisse du QI (Ramus & Labouret, 2018), qu’il attribue à « deux neuropsychologues » (sans vérification de nos professions respectives, visiblement). Il qualifie notre argumentaire de trompeur.

La méta-analyse ne couvrirait pas la période récente

D’après Stéphane Foucart, la méta-analyse de Pietschnig et Voracek (2015) sur laquelle nous nous appuyons « n’a pris en compte presque aucune donnée strictement postérieure au milieu des années 1990 ! Seuls une dizaine des plus de 500 échantillons utilisés dans l’étude ont été évalués sur une plage de temps débutant après 1995. Et cette dizaine d’échantillons ne concernent que trois pays : l’Arabie saoudite, l’Allemagne et le Brésil. »

Le nombre limité de données de qualité disponibles sur l’évolution récente des scores de QI était justement le principal point de notre article, faisant que nous invitions à ne pas annoncer hâtivement une baisse notable et généralisée des capacités cognitives de la population. Pour autant, la méta-analyse que nous citons n’est pas sans intérêt, puisqu’elle permet de mettre en perspective les différentes données disponibles à ce jour.

Outre les études débutées récemment, la méta-analyse inclut des études qui ont commencé avant 1995 et qui couvrent au-delà de cette date. D’ailleurs, il conviendrait de justifier en quoi une date limite de 1995 est pertinente pour étudier la question d’une inversion de la progression du QI. Dans leur méta-analyse, Pietschnig et Voracek ont déterminé les points d’inflexion sur la courbe d’évolution du QI à partir des données. Ils observent un ralentissement, au niveau mondial, à partir de 1976.

La liste complète des études incluses dans la méta-analyse est disponible en ligne dans les suppléments à l’article. On trouvera la liste des études et leurs caractéristiques dans la Table S1 contenue dans le fichier zip. Parmi les études couvrant la période récente, on peut citer notamment (en se limitant à celles ayant un effectif supérieur à 2000) :

EtudePaysEffectifPériode
Liu, Yang, Li, Chen, & Lynn, 2012Chine23901984-2006
Batterjee, Khaleefa, Ali, & Lynn, 2013Arabie Saoudite42261977-2010
Formann, Waldherr, & Piswanger, 2011Autriche35881974-2000
Teasdale & Owen, 2005Danemark5491481959-2004
Dutton & Lynn, 2013Finlande751441988-2009
Pietschnig, Voracek, & Formann, 2010Pays germaniques394291971-2007
Pietschnig, Voracek, & Formann, 2010Pays germaniques135241995-2006
Roivainen, 2012Allemagne5000001992-1998
Colom & Garcia-Lopez, 2003Espagne40871977-2000
Sundet, Barlaug, & Torjussen, 2004Norvège2100001954-2002
Rönnlund & Nilsson, 2008Suède29951989-2004
Flynn, 2009Royaume-Uni21921938-2008
Lynn, 2009Royaume-Uni54261943-2008
Shayer, Ginsburg, & Coe, 2007Royaume-Uni22561976-2003
Flynn, 2010USA28771978-2006

On peut donc apprécier le nombre d’études couvrant la période pertinente, et la diversité des pays concernés. Il y en a évidemment de nombreuses autres avec des effectifs plus restreint. Par conséquent, il est tout à fait trompeur d’affirmer que cette méta-analyse « ne dit rien ou presque de ce qui se produit depuis 1995 ».

Non seulement cette méta-analyse couvre la période jugée pertinente par Foucart, mais elle inclut déjà les données finlandaises et norvégiennes qui sont les principales montrant une baisse du QI. Le résultat de cette méta-analyse est que le QI continue à progresser, plus faiblement qu’auparavant, malgré l’inclusion des principales études montrant une baisse. Cela permet de relativiser les annonces de baisse et les conclusions que l’on peut en tirer. Selon les nouvelles données à venir, il sera possible de voir si une tendance au ralentissement s’amplifie, ou si ces évolutions restent limitées.

Par exemple, la nouvelle étude norvégienne de Bratsberg et Rogerberg (2018) peut-elle modifier l’équilibre entre toutes les sources de données ? Ces auteurs sont parvenus à recueillir les QI de 4 fois plus de conscrits que Sundet et al. (2004) sur la même période. Autrement dit, si Pietschnig et Voracek refaisaient leur méta-analyse aujourd’hui, ils remplaceraient l’étude de Sundet et al. (N=210000) par celle de Bratsberg et Rogerberg (N=817611). Une étude d’un si grand effectif, montrant une baisse, serait susceptible d’infléchir un peu plus la progression du QI dans la méta-analyse. Est-ce qu’elle l’annulerait, est-ce qu’elle l’inverserait ? Difficile à dire. En tout état de cause, même si cela faisait pencher le résultat vers une baisse moyenne, cela reflèterait tout simplement le poids démesuré de cette étude norvégienne dans la méta-analyse, et n’autoriserait aucune généralisation aux autres pays.

L’effet Flynn serait dû au retrait du plomb de l’essence

D’après Stéphane Foucart, la méta-analyse « mentionne bien l’amélioration de l’environnement comme l’une des causes à l’augmentation du QI aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle : le retrait du plomb de l’essence a fait baisser la contamination de la population par ce neurotoxique avéré ».

L’environnement (au sens large : éducation, santé, nutrition…) est bien identifié comme la cause de l’augmentation du QI depuis un siècle. Ce point fait consensus car aucune évolution génétique ne peut avoir produit cet effet dans une période aussi courte. C’est aussi ce que nous disions dans notre article.

En revanche, il convient de rester prudent sur l’importance que l’on peut accorder à chaque facteur environnemental. L’existence de corrélations entre la baisse de l’exposition au plomb et l’augmentation du QI aux Etats-Unis suggère un effet causal de cette exposition, mais ne permet pas de distinguer ce facteur des autres qui ont pu agir sur la même période. En l’occurrence, parmi douze facteurs environnementaux recensés par Pietschnig et Voracek, ce n’est pas celui dont le rôle est le plus compatible avec les données (cf. Tableau 2 dans l’article). La question du rôle causal respectif de chacun des multiples facteurs corrélés avec l’évolution du QI est une question de recherche d’actualité, à laquelle personne n’a de réponse définitive. Il convient donc de rester prudent sur ce sujet et de se méfier des corrélations qui peuvent être trompeuses.

La hausse du QI aux Etats-Unis ne serait pas fiable

D’après Stéphane Foucart, « Il semble bien que cette augmentation récente du QI outre-Atlantique soit fondée sur des échantillons (respectivement de 126 et de 240 individus) tout aussi minuscules, vu la taille et la diversité de la population américaine – ce que les deux intéressés se gardent bien de préciser… ».

Pourtant, comme indiqué dans le tableau ci-dessus, l’étude de Flynn (2010) (rapportant en fait les données de Flynn, 2009) couvre la période 1978-2006 aux USA, et repose sur un effectif de 2877 individus, suffisant pour une estimation fiable. Une autre étude américaine, de Zelinski et Kenninson (2007), porte sur un effectif de 1820 individus sur la période 1978-2003. On ne peut donc pas dire que les échantillons pertinents soient minuscules. L’erreur de Foucart tient sans doute à nouveau au fait de n’avoir considéré que les études débutant après 1995.

De manière générale, sans être experts en toxicologie ou en écologie, nous tentions de souligner que les données disponibles sur l’évolution du QI n’étaient pas très cohérentes avec l’hypothèse d’une baisse de QI engendrée par les pesticides et autres facteurs environnementaux similaires. En effet, si cette hypothèse était correcte, on prédirait que les pays les plus affectés par la baisse du QI seraient ceux dont la population est la plus exposée aux pesticides. Ce qui conduirait à prédire une baisse du QI notamment aux USA ou en Chine, pays forts consommateurs de pesticides. Or ce n’est pas ce qui est observé (d’après l’étude citée dans le tableau ci-dessus, le QI des Chinois a continué à progresser de 2 points par décennie de 1984 à 2011). A contrario, les deux principaux pays sur lesquels se base la thèse de la baisse du QI, la Norvège et la Finlande, sont des pays qui consomment bien moins de pesticides que les USA et la Chine, et qui ont plus généralement une bien plus faible densité de population, qui devrait donc être moins exposée à ce type de toxicité.

Credit: Wikimedia commons

Conclusion

Stéphane Foucart conclut finalement que « La question de savoir si le QI baisse ou non, en France ou ailleurs, est en réalité accessoire » (c’était bien la peine d’écrire tout un article sur le sujet et de qualifier notre argumentaire de trompeur). « L’important est plutôt de savoir si l’environnement peut peser sur les capacités cognitives d’une population ». « C’est une idée difficile à admettre pour un grand nombre d’entre nous, mais notre intelligence est, aussi, le fruit de notre environnement ».

Oui, notre intelligence est aussi le fruit de notre environnement, ce n’est nullement difficile à admettre, c’est au contraire d’une grande trivialité, et d’ailleurs personne ne dit le contraire. C’est ce que disent tous les chercheurs compétents sur le sujet depuis 40 ans, lorsque par exemple ils disent que le QI est héritable à 50% (ce qui implique que la part complémentaire de 50% est due à des facteurs environnementaux). C’est aussi ce que disent tous les chercheurs qui interprètent l’effet Flynn, puisque l’hypothèse alternative d’une évolution génétique n’a aucune plausibilité.

Il n’y a pas à chercher bien loin pour connaître les principaux facteurs environnementaux qui contribuent à la fois au développement de l’intelligence, et à son amélioration depuis un siècle : l’éducation, la santé, et la nutrition. Dans un contexte général de facteurs environnementaux produisant des effets favorables, il est fort probable que certains de ces facteurs atteignent leurs limites, et il est possible aussi que de nouveaux facteurs aient des effets défavorables. L’évolution globale du QI reflète les effets cumulés de tous ces facteurs, et permet donc difficilement de tirer des conclusions sur l’effet de chaque facteur spécifique, qui nécessite des preuves spécifiques. Jusqu’à preuve du contraire, le QI plafonne sans doute, mais ne diminue pas. Tout ce qu’on peut en déduire, c’est que si certains facteurs environnementaux nouveaux produisent réellement des effets délétères sur le développement intellectuel, leurs effets cumulés sont plus faibles que ceux des facteurs environnementaux ayant engendré les augmentations de QI des dernières décennies.

Au vu des données actuelles, il n’est donc pas légitime de faire paniquer la population à propos d’une baisse du QI qui n’est pas avérée, ni de qualifier notre argumentaire pourtant solidement référencé de trompeur.

En tant que chercheurs, nous sommes toujours ouverts au fact-checking, à la vérification systématique, aux critiques et aux contestations de nos publications. C’est la routine même de notre métier. C’est d’ailleurs précisément pour faciliter la vérification ou l’interprétation divergente que nous citons scrupuleusement toutes nos sources. Personne n’est à l’abri de commettre une erreur d’appréciation de la littérature scientifique, une erreur d’analyse des données ou un choix d’interprétation sujet à discussion. Nous serons toujours reconnaissants à ceux qui mettront en évidence nos erreurs et nous permettront de les corriger, ainsi qu’à ceux qui proposeront des interprétations contradictoires argumentées. Pour participer à de tels débats scientifiques, la compétence et la bonne foi sont de rigueur.

Références

Bratsberg, B., & Rogeberg, O. (2018). Flynn effect and its reversal are both environmentally caused. Proceedings of the National Academy of Sciences, 201718793. https://doi.org/10.1073/pnas.1718793115

Flynn, J. R. (2009). The WAIS-III and WAIS-IV: Daubert motions favor the certainly false over the approximately true. Applied Neuropsychology, 16(2), 98‑104. https://doi.org/10.1080/09084280902864360

Flynn, J. R. (2010). Problems With IQ Gains: The Huge Vocabulary Gap. Journal of Psychoeducational Assessment, 28(5), 412‑433. https://doi.org/10.1177/0734282910373342

Pietschnig, J., & Voracek, M. (2015). One Century of Global IQ Gains: A Formal Meta-Analysis of the Flynn Effect (1909–2013). Perspectives on Psychological Science, 10(3), 282‑306. https://doi.org/10.1177/1745691615577701

Ramus, F., & Labouret, G. (2018, juin). Demain, tous crétins ? Ou pas…. Cerveau & Psycho, 100, 46‑49.

Sundet, J. M., Barlaug, D. G., & Torjussen, T. M. (2004). The end of the Flynn effect?: A study of secular trends in mean intelligence test scores of Norwegian conscripts during half a century. Intelligence, 32(4), 349‑362. https://doi.org/10.1016/j.intell.2004.06.004

Zelinski, E. M., & Kennison, R. F. (2007). Not your parents’ test scores: Cohort reduces psychometric aging effects. Psychology and Aging, 22(3), 546‑557. https://doi.org/10.1037/0882-7974.22.3.546